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2024-03-09 17:31:11 +00:00
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author = "sw00d"
2024-03-09 17:42:04 +00:00
title = "Commandant"
2024-03-09 17:31:11 +00:00
date = "2024-03-09"
tags = [
"livre","critique", "chronique", "roman"
]
ISBN = "978-2-246-83505-9"
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2024-03-09 17:42:04 +00:00
_un livre de Sandro Veronesi & Edoardo De Angelis_
2024-03-09 17:31:11 +00:00
Lami qui ma recommandé le livre dont je vais vous parler est un de ceux avec qui je partage le goût suspect des histoires de sous-marins : « Javais pensé à un Das Boot version spaghetti, jai dévoré le livre ».
1940, Atlantique : « Nous sommes des marins, des marins italiens, nous avons deux mille ans de civilisation derrière nous, et nous agissons en conséquence », dit le commandant Salvatore Todaro, en sauvant les marins du cargo Belge (la Belgique était alors neutre) quil vient de couler, contrevenant aux ordres explicites de sa hiérarchie qui lui commandait de ne jamais secourir de naufragés.
En 2018, lamiral Giovanni Pettorino, chef des gardes-côtes italiens, dira que « sauver des vies en mer est une obligation légale et morale » puis citera Todaro en réponse aux injonctions du néofasciste Salvini pour justifier quil continuerait à porter secours et assistance aux migrants en détresse.
Le livre nous plonge dans lambiance à bord dun sous-marin de guerre, en chasse, par un style et une qualité littéraire impressionnante alors que le roman est écrit à quatre mains et que je lai lu traduit. Ce qui a peut-être facilité ce petit miracle littéraire est que cest un roman polyphonique, chaque court chapitre étant le récit, le point de vue de lun des protagonistes. Et puis il y a sans doute la traduction, que je trouve excellente. Le style qui, en français je ne sais pas comment cest en italien, mais je devine le texte original tout aussi excellent est grandement le fait du traducteur. Outre le style, il parsème les pages de mots étranges, comme tarabêter (embêter, ennuyer), décesser, atouse (?), sampille (?)… qui rendent si bien le parler des divers protagonistes.
2024-03-10 22:36:16 +00:00
![](/images/Commandant.jpeg)
2024-03-09 17:31:11 +00:00
« Je sais quon devrait voir ces garçons à la peau lisse et au sourire insouciant plonger dans la mer pour pécher des perles alors quils sembarquent pour faire la guerre, je sais aussi quils ne reviendront pas » (p. 31).
Les terribles risques à bord dun sous-marin sont malgré tout de « bons moments, quand vous risquez votre vie, parce quil y a de la vie » (p. 41).
En attendant de passer Gibraltar pour gagner lAtlantique les colonnes dHercule, le détroit est tenu par les Anglais lattente est interminable, angoissante ; les repas qui pourraient sortir les hommes de la torpeur sont monotones… pour donner au lecteur une idée de la peine qui tenaille les marins, les auteurs alignent quatre pages de mets italiens, dont leffet est de nous faire ressentir, par contraste, la monotonie de la tambouille du bord.
Les risques, ce sont les torpilles ennemies, les avions qui chassent, les plongées au-delà des limites théoriques du submersible pour y échapper, quand on en vient à dire que « lart du marin, cest mourir noyé ». Le sous-marin est un « vaste bazar, merveilleux et putride, cest lItalie » dalors, fasciste. Commandant Le sous-marin est une machine, peut-être la plus symptomatique des machines, celle dans laquelle les hommes entrent tout entier et dont ils deviennent un rouage : « Les machines. Cette guerre est la guerre des machines. Et la paix qui un jour lui succédera sera elle aussi la paix des machines. Lavenir sera lépoque des machines qui aideront les hommes à prospérer, comme à présent elles les aident à se débarrasser des navires ennemis » (p. 123). Mais ces hommes croient encore quune « époque merveilleuse les attend ». Ils ne peuvent pas encore savoir ce que les machines font au monde. Il faut dire aussi que pour quiconque connaît la guerre, jimagine, sa fin ne peut annoncer quune vie merveilleuse.
« Faites-les monter » (p. 129), ordonne le commandant Todaro quand il voit les chaloupes des naufragés. « Le crois-tu ? » demandera lun des naufragés que le sous-marin vient de couler et qui maintenant les sauve, à un camarade : « Oui […] je lai regardé dans les yeux et je le crois, croire nest pas une faute » (p. 147).
Cest un livre qui parle de lhonneur, une notion que lhumanisme doit reconquérir sur les flatulences réactionnaires. Nous devons faire les choses avec honneur. Nous devons revendiquer lhonneur ; conjugué aux principes humanistes, cela fait de beaux sillages de vie.
À des naufragés qui mettront la vie de tous en danger, Todaro inflige une punition qui atteindra leur honneur, des gifles. « Lacte inhumain qui na pas été accompli quand la guerre lordonnait, na pas été accompli non plus quand ces deux renégats lauraient mérité ». Pourtant, cest la guerre, et peut-être aurions-nous lancé le même geste que ces deux hommes, pour couler un sous-marin fasciste.
Le commandant dun convoi anglais à propos du commandant du sous-marin : « Il ne tire pas il ny a que moi qui tire il nest pas en guerre il essaie seulement de sauver ces vies cest-à-dire la chose la plus enthousiasmante qui puisse arriver à un marin et pour ça il a fallu quil me fasse confiance il sy est risqué et maintenant il a besoin que moi aussi je lui fasse confiance et alors je lui fais confiance aussi nom de bois jarrête moi aussi dêtre en guerre parce quon ne peut pas faire la guerre tout seul et je lui fais confiance oui et jordonne un cessez-le-feu » (p. 182). La confiance suppose lhonneur, ce que lexpression « parole dhonneur » ou « sur mon honneur » traduit dans la culture populaire.
Avant que les marins italiens ne finissent par hisser un drapeau de la flibuste ce que jimagine appartenir au roman et non à lhistoire il y aura un dernier miracle : les Belges à bord font des frites, les Italiens nen reviennent pas.
Le commandant Todaro, sur le bonheur : « Pour ma part je ne partage pas cette obsession des philosophes pour le bonheur. Quest-ce que cest au fond ? En aucun cas un but, au mieux une récompense. Pour un dur travail » (p. 202). À la question « mais qui êtes-vous donc ? », le commandant italien répondra : « Un marin. Comme vous ».
Et pour expliquer son geste, puisquil a dû le faire, il lance une malédiction qui, encore aujourdhui, condamne beaucoup dEuropéens apeurés, de politiciens rances et de technocrates amoraux : « On a toujours agi ainsi en mer, et on agira toujours ainsi. Et ceux qui ne le feront pas seront maudits » (p. 203).
Il paraît quun film est en préparation. Cest un grand livre.
PS : En exergue du livre, il y a une citation de Platon : « Il y a trois types dhommes : les vivants, les morts, et ceux qui vont en mer ». Belle, elle est très probablement apocryphe, la plus approchante de cette époque étant dAnacharsis, un philosophe du VIe siècle av. J.-C. On lui demandait si les vivants étaient plus nombreux que les morts. Il dit : « Mais dabord, ceux qui sont sur mer, dans quelle catégorie les rangez-vous ? ». Mais peu importe, elle est belle et Platon est bien lointain.
***
Commandant
Sandro Veronesi & Edoardo De Angelis
Grasset, 215 p.
Traduit par Dominique Vittoz
2023