From ab728e60c6ba4763e56b0052d678aa250158fa30 Mon Sep 17 00:00:00 2001 From: Alexandre Dulaunoy Date: Sun, 11 Oct 2020 10:45:36 +0200 Subject: [PATCH] add: [sample] french text - Alice in Wonderland --- samples/lewis-carrol-alice.txt | 4168 ++++++++++++++++++++++++++++++++ 1 file changed, 4168 insertions(+) create mode 100644 samples/lewis-carrol-alice.txt diff --git a/samples/lewis-carrol-alice.txt b/samples/lewis-carrol-alice.txt new file mode 100644 index 0000000..20da3d6 --- /dev/null +++ b/samples/lewis-carrol-alice.txt @@ -0,0 +1,4168 @@ +The Project Gutenberg EBook of Aventures d'Alice au pays des merveilles, by +Lewis Carroll + +This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most +other parts of the world at no cost and with almost no restrictions +whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of +the Project Gutenberg License included with this eBook or online at +www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have +to check the laws of the country where you are located before using this ebook. + + + +Title: Aventures d'Alice au pays des merveilles + +Author: Lewis Carroll + +Illustrator: John Tenniel + +Translator: Henri Bué + +Release Date: August 30, 2017 [EBook #55456] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AVENTURES D'ALICE AU PAYS *** + + + + +Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + + + Au lecteur + + Cette version électronique reproduit dans son intégralité + la version originale. + + La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections + mineures. + + L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés. + La liste des modifications se trouve à la fin du texte. + + + + + AVENTURES D'ALICE + + AU + + PAYS DES MERVEILLES. + + + + + AVENTURES D'ALICE + + _AU PAYS DES MERVEILLES_. + + + PAR + + LEWIS CARROLL. + + + TRADUIT DE L'ANGLAIS PAR HENRI BUÉ. + + + _OUVRAGE ILLUSTRÉ DE 42 VIGNETTES PAR + JOHN TENNIEL._ + + + Londres: + + MACMILLAN AND CO. + + 1869. + + + [_Le Droit de Traduction et de Reproduction est réservé._] + + + + +[L'Auteur désire exprimer ici sa reconnaissance envers le Traducteur +de ce qu'il a remplacé par des parodies de sa composition quelques +parodies de morceaux de poésie anglais, qui n'avaient de valeur que +pour des enfants anglais; et aussi, de ce qu'il a su donner en jeux +de mots français les équivalents des jeux de mots anglais, dont la +traduction n'était pas possible.] + + +LONDRES.--IMPRIMERIE DE R. CLAY, FILS, ET TAYLOR, BREAD STREET HILL. + + + + + Notre barque glisse sur l'onde + Que dorent de brûlants rayons; + Sa marche lente et vagabonde + Témoigne que des bras mignons, + Pleins d'ardeur, mais encore novices, + Tout fiers de ce nouveau travail, + Mènent au gré de leurs caprices + Les rames et le gouvernail. + + Soudain trois cris se font entendre, + Cris funestes à la langueur + Dont je ne pouvais me défendre + Par ce temps chaud, qui rend rêveur. + "Un conte! Un conte!" disent-elles + Toutes d'une commune voix. + Il fallait céder aux cruelles; + Que pouvais-je, hélas! contre trois? + + La première, d'un ton suprême, + Donne l'ordre de commencer. + La seconde, la douceur même, + Se contente de demander + Des choses à ne pas y croire. + Nous ne fûmes interrompus + Par la troisième, c'est notoire, + Qu'une fois par minute, au plus. + + Puis, muettes, prêtant l'oreille + Au conte de l'enfant rêveur, + Qui va de merveille en merveille + Causant avec l'oiseau causeur; + Leur esprit suit la fantaisie + Où se laisse aller le conteur. + Et la vérité tôt oublie + Pour se confier à l'erreur. + + Le conteur (espoir chimérique!) + Cherche, se sentant épuisé, + A briser le pouvoir magique + Du charme qu'il a composé, + Et "Tantôt" voudrait de ce rêve + Finir le récit commencé: + "Non, non, c'est tantôt! pas de trêve!" + Est le jugement prononcé. + + Ainsi du pays des merveilles + Se racontèrent lentement + Les aventures sans pareilles, + Incident après incident. + Alors vers le prochain rivage + Où nous devions tous débarquer + Rama le joyeux équipage; + La nuit commençait à tomber. + + Douce Alice, acceptez l'offrande + De ces gais récits enfantins, + Et tressez-en une guirlande, + Comme on voit faire aux pèlerins + De ces fleurs qu'ils ont recueillies, + Et que plus tard, dans l'avenir, + Bien qu'elles soient, hélas! flétries, + Ils chérissent en souvenir. + + + + + TABLE. + + + CHAPITRE. PAGE. + + I. AU FOND DU TERRIER. 1 + + II. LA MARE AUX LARMES. 15 + + III. LA COURSE COCASSE. 29 + + IV. L'HABITATION DU LAPIN BLANC. 41 + + V. CONSEILS D'UNE CHENILLE. 60 + + VI. PORC ET POIVRE. 78 + + VII. UN THÉ DE FOUS. 98 + + VIII. LE CROQUET DE LA REINE. 115 + + IX. HISTOIRE DE LA FAUSSE-TORTUE. 133 + + X. LE QUADRILLE DE HOMARDS. 151 + + XI. QUI A VOLÉ LES TARTES? 164 + + XII. DÉPOSITION D'ALICE. 179 + + + + +[Illustration] + +CHAPITRE PREMIER. + +AU FOND DU TERRIER. + + +ALICE, assise auprès de sa sœur sur le gazon, commençait à s'ennuyer +de rester là à ne rien faire; une ou deux fois elle avait jeté les +yeux sur le livre que lisait sa sœur; mais quoi! pas d'images, pas de +dialogues! "La belle avance," pensait Alice, "qu'un livre sans images, +sans causeries!". + +Elle s'était mise à réfléchir, (tant bien que mal, car la chaleur du +jour l'endormait et la rendait lourde,) se demandant si le plaisir de +faire une couronne de marguerites valait bien la peine de se lever et +de cueillir les fleurs, quand tout à coup un lapin blanc aux yeux roses +passa près d'elle. + +Il n'y avait rien là de bien étonnant, et Alice ne trouva même pas +très-extraordinaire d'entendre parler le Lapin qui se disait: "Ah! +j'arriverai trop tard!" (En y songeant après, il lui sembla bien +qu'elle aurait dû s'en étonner, mais sur le moment cela lui avait paru +tout naturel.) Cependant, quand le Lapin vint à tirer une montre de +son gousset, la regarda, puis se prit à courir de plus belle, Alice +sauta sur ses pieds, frappée de cette idée que jamais elle n'avait vu +de lapin avec un gousset et une montre. Entraînée par la curiosité elle +s'élança sur ses traces à travers le champ, et arriva tout juste à +temps pour le voir disparaître dans un large trou au pied d'une haie. + +Un instant après, Alice était à la poursuite du Lapin dans le terrier, +sans songer comment elle en sortirait. + +Pendant un bout de chemin le trou allait tout droit comme un tunnel, +puis tout à coup il plongeait perpendiculairement d'une façon si +brusque qu'Alice se sentit tomber comme dans un puits d'une grande +profondeur, avant même d'avoir pensé à se retenir. + +De deux choses l'une, ou le puits était vraiment bien profond, ou elle +tombait bien doucement; car elle eut tout le loisir, dans sa chute, de +regarder autour d'elle et de se demander avec étonnement ce qu'elle +allait devenir. D'abord elle regarda dans le fond du trou pour savoir +où elle allait; mais il y faisait bien trop sombre pour y rien voir. +Ensuite elle porta les yeux sur les parois du puits, et s'aperçut +qu'elles étaient garnies d'armoires et d'étagères; çà et là, elle vit +pendues à des clous des cartes géographiques et des images. En passant +elle prit sur un rayon un pot de confiture portant cette étiquette, +"MARMELADE D'ORANGES." Mais, à son grand regret, le pot était vide: +elle n'osait le laisser tomber dans la crainte de tuer quelqu'un; aussi +s'arrangea-t-elle de manière à le déposer en passant dans une des +armoires. + +"Certes," dit Alice, "après une chute pareille je ne me moquerai pas +mal de dégringoler l'escalier! Comme ils vont me trouver brave chez +nous! Je tomberais du haut des toits que je ne ferais pas entendre une +plainte." (Ce qui était bien probable.) + +Tombe, tombe, tombe! "Cette chute n'en finira donc pas! Je suis +curieuse de savoir combien de milles j'ai déjà faits," dit-elle tout +haut. "Je dois être bien près du centre de la terre. Voyons donc, cela +serait à quatre mille milles de profondeur, il me semble." (Comme vous +voyez, Alice avait appris pas mal de choses dans ses leçons; et bien +que ce ne fût pas là une très-bonne occasion de faire parade de son +savoir, vu qu'il n'y avait point d'auditeur, cependant c'était un bon +exercice que de répéter sa leçon.) "Oui, c'est bien à peu près cela; +mais alors à quel degré de latitude ou de longitude est-ce que je me +trouve?" (Alice n'avait pas la moindre idée de ce que voulait dire +latitude ou longitude, mais ces grands mots lui paraissaient beaux et +sonores.) + +Bientôt elle reprit: "Si j'allais traverser complétement la terre? +Comme ça serait drôle de se trouver au milieu de gens qui marchent +la tête en bas. Aux Antipathies, je crois." (Elle n'était pas fâchée +cette fois qu'il n'y eût personne là pour l'entendre, car ce mot ne +lui faisait pas l'effet d'être bien juste.) "Eh mais, j'aurai à leur +demander le nom du pays.--Pardon, Madame, est-ce ici la Nouvelle-Zemble +ou l'Australie?"--En même temps elle essaya de faire la révérence. +(Quelle idée! Faire la révérence en l'air! Dites-moi un peu, comment +vous y prendriez-vous?) "'Quelle petite ignorante!' pensera la dame +quand je lui ferai cette question. Non, il ne faut pas demander cela; +peut-être le verrai-je écrit quelque part." + +Tombe, tombe, tombe!--Donc Alice, faute d'avoir rien de mieux à +faire, se remit à se parler: "Dinah remarquera mon absence ce soir, +bien sûr." (Dinah c'était son chat.) "Pourvu qu'on n'oublie pas de +lui donner sa jatte de lait à l'heure du thé. Dinah, ma minette, que +n'es-tu ici avec moi? Il n'y a pas de souris dans les airs, j'en +ai bien peur; mais tu pourrais attraper une chauve-souris, et cela +ressemble beaucoup à une souris, tu sais. Mais les chats mangent-ils +les chauves-souris?" Ici le sommeil commença à gagner Alice. Elle +répétait, à moitié endormie: "Les chats mangent-ils les chauves-souris? +Les chats mangent-ils les chauves-souris?" Et quelquefois: "Les +chauves-souris mangent-elles les chats?" Car vous comprenez bien +que, puisqu'elle ne pouvait répondre ni à l'une ni à l'autre de ces +questions, peu importait la manière de les poser. Elle s'assoupissait +et commençait à rêver qu'elle se promenait tenant Dinah par la main, +lui disant très-sérieusement: "Voyons, Dinah, dis-moi la vérité, as-tu +jamais mangé des chauves-souris?" Quand tout à coup, pouf! la voilà +étendue sur un tas de fagots et de feuilles sèches,--et elle a fini de +tomber. + +Alice ne s'était pas fait le moindre mal. Vite elle se remet sur ses +pieds et regarde en l'air; mais tout est noir là-haut. Elle voit devant +elle un long passage et le Lapin Blanc qui court à toutes jambes. Il +n'y a pas un instant à perdre; Alice part comme le vent et arrive tout +juste à temps pour entendre le Lapin dire, tandis qu'il tourne le coin: +"Par ma moustache et mes oreilles, comme il se fait tard!" Elle n'en +était plus qu'à deux pas: mais le coin tourné, le Lapin avait disparu. +Elle se trouva alors dans une salle longue et basse, éclairée par une +rangée de lampes pendues au plafond. + +Il y avait des portes tout autour de la salle: ces portes étaient +toutes fermées, et, après avoir vainement tenté d'ouvrir celles du côté +droit, puis celles du côté gauche, Alice se promena tristement au beau +milieu de cette salle, se demandant comment elle en sortirait. + +[Illustration] + +Tout à coup elle rencontra sur son passage une petite table à trois +pieds, en verre massif, et rien dessus qu'une toute petite clef d'or. +Alice pensa aussitôt que ce pouvait être celle d'une des portes; mais +hélas! soit que les serrures fussent trop grandes, soit que la clef fût +trop petite, elle ne put toujours en ouvrir aucune. Cependant, ayant +fait un second tour, elle aperçut un rideau placé très-bas et qu'elle +n'avait pas vu d'abord; par derrière se trouvait encore une petite +porte à peu près quinze pouces de haut; elle essaya la petite clef +d'or à la serrure, et, à sa grande joie, il se trouva qu'elle y allait +à merveille. Alice ouvrit la porte, et vit qu'elle conduisait dans un +étroit passage à peine plus large qu'un trou à rat. Elle s'agenouilla, +et, jetant les yeux le long du passage, découvrit le plus ravissant +jardin du monde. Oh! Qu'il lui tardait de sortir de cette salle +ténébreuse et d'errer au milieu de ces carrés de fleurs brillantes, de +ces fraîches fontaines! Mais sa tête ne pouvait même pas passer par +la porte. "Et quand même ma tête y passerait," pensait Alice, "à quoi +cela servirait-il sans mes épaules? Oh! que je voudrais donc avoir la +faculté de me fermer comme un télescope! Ça se pourrait peut-être, si +je savais comment m'y prendre." Il lui était déjà arrivé tant de choses +extraordinaires, qu'Alice commençait à croire qu'il n'y en avait guère +d'impossibles. + +Comme cela n'avançait à rien de passer son temps à attendre à la +petite porte, elle retourna vers la table, espérant presque y trouver +une autre clef, ou tout au moins quelque grimoire donnant les règles +à suivre pour se fermer comme un télescope. Cette fois elle trouva +sur la table une petite bouteille (qui certes n'était pas là tout à +l'heure). Au cou de cette petite bouteille était attachée une étiquette +en papier, avec ces mots "BUVEZ-MOI" admirablement imprimés en grosses +lettres. + +[Illustration] + +C'est bien facile à dire "_Buvez-moi_" mais Alice était trop fine +pour obéir à l'aveuglette. "Examinons d'abord," dit-elle, "et +voyons s'il y a écrit dessus '_Poison_' ou non." Car elle avait lu +dans de jolis petits contes, que des enfants avaient été brûlés, +dévorés par des bêtes féroces, et qu'il leur était arrivé d'autres +choses très-désagréables, tout cela pour ne s'être pas souvenus +des instructions bien simples que leur donnaient leurs parents: +par exemple, que le tisonnier chauffé à blanc brûle les mains qui +le tiennent trop longtemps; que si on se fait au doigt une coupure +profonde, il saigne d'ordinaire; et elle n'avait point oublié que si +l'on boit immodérément d'une bouteille marquée "_Poison_" cela ne +manque pas de brouiller le cœur tôt ou tard. + +Cependant, comme cette bouteille n'était pas marquée "_Poison_," Alice +se hasarda à en goûter le contenu, et le trouvant fort bon, (au fait +c'était comme un mélange de tarte aux cerises, de crème, d'ananas, de +dinde truffée, de nougat, et de rôties au beurre,) elle eut bientôt +tout avalé. + + * * * * * + + * * * * + + * * * * * + +"Je me sens toute drôle," dit Alice, "on dirait que je rentre en +moi-même et que je me ferme comme un télescope." C'est bien ce qui +arrivait en effet. Elle n'avait plus que dix pouces de haut, et +un éclair de joie passa sur son visage à la pensée qu'elle était +maintenant de la grandeur voulue pour pénétrer par la petite porte dans +ce beau jardin. Elle attendit pourtant quelques minutes, pour voir +si elle allait rapetisser encore. Cela lui faisait bien un peu peur. +"Songez donc," se disait Alice, "je pourrais bien finir par m'éteindre +comme une chandelle. Que deviendrais-je alors?" Et elle cherchait à +s'imaginer l'air que pouvait avoir la flamme d'une chandelle éteinte, +car elle ne se rappelait pas avoir jamais rien vu de la sorte. + +Un moment après, voyant qu'il ne se passait plus rien, elle se décida +à aller de suite au jardin; mais hélas, pauvre Alice! en arrivant à +la porte, elle s'aperçut qu'elle avait oublié la petite clef d'or. +Elle revint sur ses pas pour la prendre sur la table. Bah! impossible +d'atteindre à la clef qu'elle voyait bien clairement à travers le +verre. Elle fit alors tout son possible pour grimper le long d'un des +pieds de la table, mais il était trop glissant; et enfin, épuisée de +fatigue, la pauvre enfant s'assit et pleura. + +"Allons, à quoi bon pleurer ainsi," se dit Alice vivement. "Je vous +conseille, Mademoiselle, de cesser tout de suite!" Elle avait pour +habitude de se donner de très-bons conseils (bien qu'elle les suivît +rarement), et quelquefois elle se grondait si fort que les larmes lui +en venaient aux yeux; une fois même elle s'était donné des tapes pour +avoir triché dans une partie de croquet qu'elle jouait toute seule; car +cette étrange enfant aimait beaucoup à faire deux personnages. "Mais," +pensa la pauvre Alice, "il n'y a plus moyen de faire deux personnages, +à présent qu'il me reste à peine de quoi en faire un." + +Elle aperçut alors une petite boîte en verre qui était sous la +table, l'ouvrit et y trouva un tout petit gâteau sur lequel les mots +"MANGEZ-MOI" étaient admirablement tracés avec des raisins de Corinthe. +"Tiens, je vais le manger," dit Alice: "si cela me fait grandir, je +pourrai atteindre à la clef; si cela me fait rapetisser, je pourrai +ramper sous la porte; d'une façon ou de l'autre, je pénétrerai dans le +jardin, et alors, arrive que pourra!" + +Elle mangea donc un petit morceau du gâteau, et, portant sa main sur sa +tête, elle se dit tout inquiète: "Lequel est-ce? Lequel est-ce?" Elle +voulait savoir si elle grandissait ou rapetissait, et fut tout étonnée +de rester la même; franchement, c'est ce qui arrive le plus souvent +lorsqu'on mange du gâteau; mais Alice avait tellement pris l'habitude +de s'attendre à des choses extraordinaires, que cela lui paraissait +ennuyeux et stupide de vivre comme tout le monde. + +Aussi elle se remit à l'œuvre, et eut bien vite fait disparaître le +gâteau. + + * * * * * + + * * * * + + * * * * * + + + + +CHAPITRE II. + +LA MARE AUX LARMES. + + +[Illustration] + +"DE plus très-curieux en plus très-curieux!" s'écria Alice (sa surprise +était si grande qu'elle ne pouvait s'exprimer correctement): "Voilà que +je m'allonge comme le plus grand télescope qui fût jamais! Adieu mes +pieds!" (Elle venait de baisser les yeux, et ses pieds lui semblaient +s'éloigner à perte de vue.) "Oh! mes pauvres petits pieds! Qui vous +mettra vos bas et vos souliers maintenant, mes mignons? Quant à +moi, je ne le pourrai certainement pas! Je serai bien trop loin pour +m'occuper de vous: arrangez-vous du mieux que vous pourrez.--Il faut +cependant que je sois bonne pour eux," pensa Alice, "sans cela ils +refuseront peut-être d'aller du côté que je voudrai. Ah! je sais ce que +je ferai: je leur donnerai une belle paire de bottines à Noël." + +Puis elle chercha dans son esprit comment elle s'y prendrait. "Il +faudra les envoyer par le messager," pensa-t-elle; "quelle étrange +chose d'envoyer des présents à ses pieds! Et l'adresse donc! C'est cela +qui sera drôle. + + _A Monsieur Lepiédroit d'Alice, + + Tapis du foyer, + + Près le garde-feu. + + (De la part de Mlle Alice.)_ + + +Oh! que d'enfantillages je dis là!" + +Au même instant, sa tête heurta contre le plafond de la salle: c'est +qu'elle avait alors un peu plus de neuf pieds de haut. Vite elle +saisit la petite clef d'or et courut à la porte du jardin. + +Pauvre Alice! C'est tout ce qu'elle put faire, après s'être étendue de +tout son long sur le côté, que de regarder du coin de l'œil dans le +jardin. Quant à traverser le passage, il n'y fallait plus songer. Elle +s'assit donc, et se remit à pleurer. + +"Quelle honte!" dit Alice. "Une grande fille comme vous" ('grande' +était bien le mot) "pleurer de la sorte! Allons, finissez, vous +dis-je!" Mais elle continua de pleurer, versant des torrents de larmes, +si bien qu'elle se vit à la fin entourée d'une grande mare, profonde +d'environ quatre pouces et s'étendant jusqu'au milieu de la salle. + + +Quelque temps après, elle entendit un petit bruit de pas dans le +lointain; vite, elle s'essuya les yeux pour voir ce que c'était. +C'était le Lapin Blanc, en grande toilette, tenant d'une main une paire +de gants paille, et de l'autre un large éventail. Il accourait tout +affairé, marmottant entre ses dents: "Oh! la Duchesse, la Duchesse! +Elle sera dans une belle colère si je l'ai fait attendre!" Alice se +trouvait si malheureuse, qu'elle était disposée à demander secours +au premier venu; ainsi, quand le Lapin fut près d'elle, elle lui dit +d'une voix humble et timide, "Je vous en prie, Monsieur--" Le Lapin +tressaillit d'épouvante, laissa tomber les gants et l'éventail, se mit +à courir à toutes jambes et disparut dans les ténèbres. + +[Illustration] + + +Alice ramassa les gants et l'éventail, et, comme il faisait très-chaud +dans cette salle, elle s'éventa tout en se faisant la conversation: +"Que tout est étrange, aujourd'hui! Hier les choses se passaient comme +à l'ordinaire. Peut-être m'a-t-on changée cette nuit! Voyons, étais-je +la même petite fille ce matin en me levant?--Je crois bien me rappeler +que je me suis trouvée un peu différente.--Mais si je ne suis pas la +même, qui suis-je donc, je vous prie? Voilà l'embarras." Elle se mit à +passer en revue dans son esprit toutes les petites filles de son âge +qu'elle connaissait, pour voir si elle avait été transformée en l'une +d'elles. + +"Bien sûr, je ne suis pas Ada," dit-elle. "Elle a de longs cheveux +bouclés et les miens ne frisent pas du tout.--Assurément je ne suis pas +Mabel, car je sais tout plein de choses et Mabel ne sait presque rien; +et puis, du reste, Mabel, c'est Mabel; Alice, c'est Alice!--Oh! mais +quelle énigme que cela!--Voyons si je me souviendrai de tout ce que +je savais: quatre fois cinq font douze, quatre fois six font treize, +quatre fois sept font---- je n'arriverai jamais à vingt de ce train-là. +Mais peu importe la table de multiplication. Essayons de la Géographie: +Londres est la capitale de Paris, Paris la capitale de Rome, et Rome la +capitale de--Mais non, ce n'est pas cela, j'en suis bien sûre! Je dois +être changée en Mabel!--Je vais tâcher de réciter _Maître Corbeau._" +Elle croisa les mains sur ses genoux comme quand elle disait ses +leçons, et se mit à répéter la fable, d'une voix rauque et étrange, et +les mots ne se présentaient plus comme autrefois: + + + _"Maître Corbeau sur un arbre perché, + Faisait son nid entre des branches; + Il avait relevé ses manches, + Car il était très-affairé. + Maître Renard, par là passant, + Lui dit: 'Descendez donc, compère; + Venez embrasser votre frère.' + Le Corbeau, le reconnaissant, + Lui répondit en son ramage: + 'Fromage.'"_ + +"Je suis bien sûre que ce n'est pas ça du tout," s'écria la pauvre +Alice, et ses yeux se remplirent de larmes. "Ah! je le vois bien, je +ne suis plus Alice, je suis Mabel, et il me faudra aller vivre dans +cette vilaine petite maison, où je n'aurai presque pas de jouets pour +m'amuser.--Oh! que de leçons on me fera apprendre!--Oui, certes, +j'y suis bien résolue, si je suis Mabel je resterai ici. Ils auront +beau passer la tête là-haut et me crier, 'Reviens auprès de nous, ma +chérie!' Je me contenterai de regarder en l'air et de dire, 'Dites-moi +d'abord qui je suis, et, s'il me plaît d'être cette personne-là, j'irai +vous trouver; sinon, je resterai ici jusqu'à ce que je devienne une +autre petite fille.'--Et pourtant," dit Alice en fondant en larmes, +"je donnerais tout au monde pour les voir montrer la tête là-haut! Je +m'ennuie tant d'être ici toute seule." + +Comme elle disait ces mots, elle fut bien surprise de voir que tout en +parlant elle avait mis un des petits gants du Lapin. "Comment ai-je pu +mettre ce gant?" pensa-t-elle. "Je rapetisse donc de nouveau?" Elle se +leva, alla près de la table pour se mesurer, et jugea, autant qu'elle +pouvait s'en rendre compte, qu'elle avait environ deux pieds de haut, +et continuait de raccourcir rapidement. + +Bientôt elle s'aperçut que l'éventail qu'elle avait à la main en était +la cause; vite elle le lâcha, tout juste à temps pour s'empêcher de +disparaître tout à fait. + +"Je viens de l'échapper belle," dit Alice, tout émue de ce brusque +changement, mais bien aise de voir qu'elle existait encore. +"Maintenant, vite au jardin!"--Elle se hâta de courir vers la petite +porte; mais hélas! elle s'était refermée et la petite clef d'or se +trouvait sur la table de verre, comme tout à l'heure. "Les choses vont +de mal en pis," pensa la pauvre enfant. "Jamais je ne me suis vue si +petite, jamais! Et c'est vraiment par trop fort!" + +A ces mots son pied glissa, et flac! La voilà dans l'eau salée jusqu'au +menton. Elle se crut d'abord tombée dans la mer. "Dans ce cas je +retournerai chez nous en chemin de fer," se dit-elle. (Alice avait été +au bord de la mer une fois en sa vie, et se figurait que sur n'importe +quel point des côtes se trouvent un grand nombre de cabines pour les +baigneurs, des enfants qui font des trous dans le sable avec des pelles +en bois, une longue ligne de maisons garnies, et derrière ces maisons +une gare de chemin de fer.) Mais elle comprit bientôt qu'elle était +dans une mare formée des larmes qu'elle avait pleurées, quand elle +avait neuf pieds de haut. + +[Illustration] + +"Je voudrais bien n'avoir pas tant pleuré," dit Alice tout en nageant +de côté et d'autre pour tâcher de sortir de là. "Je vais en être punie +sans doute, en me noyant dans mes propres larmes. C'est cela qui sera +drôle! Du reste, tout est drôle aujourd'hui." + +Au même instant elle entendit patauger dans la mare à quelques pas +de là, et elle nagea de ce côté pour voir ce que c'était. Elle pensa +d'abord que ce devait être un cheval marin ou hippopotame; puis elle se +rappela combien elle était petite maintenant, et découvrit bientôt que +c'était tout simplement une souris qui, comme elle, avait glissé dans +la mare. + +"Si j'adressais la parole à cette souris? Tout est si extraordinaire +ici qu'il se pourrait bien qu'elle sût parler: dans tous les cas, il +n'y a pas de mal à essayer." Elle commença donc: "O Souris, savez-vous +comment on pourrait sortir de cette mare? Je suis bien fatiguée de +nager, O Souris!" (Alice pensait que c'était là la bonne manière +d'interpeller une souris. Pareille chose ne lui était jamais arrivée, +mais elle se souvenait d'avoir vu dans la grammaire latine de son +frère:--"La souris, de la souris, à la souris, ô souris.") La Souris +la regarda d'un air inquisiteur; Alice crut même la voir cligner un de +ses petits yeux, mais elle ne dit mot. + +"Peut-être ne comprend-elle pas cette langue," dit Alice; "c'est sans +doute une souris étrangère nouvellement débarquée. Je vais essayer de +lui parler italien: 'Dove è il mio gatto?'" C'étaient là les premiers +mots de son livre de dialogues. La Souris fit un bond hors de l'eau, +et parut trembler de tous ses membres. "Oh! mille pardons!" s'écria +vivement Alice, qui craignait d'avoir fait de la peine au pauvre +animal. "J'oubliais que vous n'aimez pas les chats." + +"Aimer les chats!" cria la Souris d'une voix perçante et colère. "Et +vous, les aimeriez-vous si vous étiez à ma place?" + +"Non, sans doute," dit Alice d'une voix caressante, pour l'apaiser. "Ne +vous fâchez pas. Pourtant je voudrais bien vous montrer Dinah, notre +chatte. Oh! si vous la voyiez, je suis sûre que vous prendriez de +l'affection pour les chats. Dinah est si douce et si gentille." Tout +en nageant nonchalamment dans la mare et parlant moitié à part soi, +moitié à la Souris, Alice continua: "Elle se tient si gentiment auprès +du feu à faire son rouet à se lécher les pattes, et à se débarbouiller; +son poil est si doux à caresser; et comme elle attrape bien les +souris!--Oh! pardon!" dit encore Alice, car cette fois le poil de la +Souris s'était tout hérissé, et on voyait bien qu'elle était fâchée +tout de bon. "Nous n'en parlerons plus si cela vous fait de la peine." + +[Illustration] + +"Nous! dites-vous," s'écria la Souris, en tremblant de la tête à la +queue. "Comme si moi je parlais jamais de pareilles choses! Dans notre +famille on a toujours détesté les chats, viles créatures sans foi ni +loi. Que je ne vous en entende plus parler!" + +"Eh bien non," dit Alice, qui avait hâte de changer la conversation. +"Est-ce que--est-ce que vous aimez les chiens?" La Souris ne répondit +pas, et Alice dit vivement: "Il y a tout près de chez nous un petit +chien bien mignon que je voudrais vous montrer! C'est un petit terrier +aux yeux vifs, avec de longs poils bruns frisés! Il rapporte très-bien; +il se tient sur ses deux pattes de derrière, et fait le beau pour +avoir à manger. Enfin il fait tant de tours que j'en oublie plus de la +moitié! Il appartient à un fermier qui ne le donnerait pas pour mille +francs, tant il lui est utile; il tue tous les rats et aussi---- Oh!" +reprit Alice d'un ton chagrin, "voilà que je vous ai encore offensée!" +En effet, la Souris s'éloignait en nageant de toutes ses forces, si +bien que l'eau de la mare en était tout agitée. + +Alice la rappela doucement: "Ma petite Souris! Revenez, je vous en +prie, nous ne parlerons plus ni de chien ni de chat, puisque vous ne +les aimez pas!" + +A ces mots la Souris fit volte-face, et se rapprocha tout doucement; +elle était toute pâle (de colère, pensait Alice). La Souris dit d'une +voix basse et tremblante: "Gagnons la rive, je vous conterai mon +histoire, et vous verrez pourquoi je hais les chats et les chiens." + +Il était grand temps de s'en aller, car la mare se couvrait d'oiseaux +et de toutes sortes d'animaux qui y étaient tombés. Il y avait un +canard, un dodo, un lory, un aiglon, et d'autres bêtes extraordinaires. +Alice prit les devants, et toute la troupe nagea vers la rive. + + + + +[Illustration] + +CHAPITRE III. + +LA COURSE COCASSE. + + +ILS formaient une assemblée bien grotesque ces êtres singuliers réunis +sur le bord de la mare; les uns avaient leurs plumes tout en désordre, +les autres le poil plaqué contre le corps. Tous étaient trempés, de +mauvaise humeur, et fort mal à l'aise. + +"Comment faire pour nous sécher?" ce fut la première question, cela +va sans dire. Au bout de quelques instants, il sembla tout naturel à +Alice de causer familièrement avec ces animaux, comme si elle les +connaissait depuis son berceau. Elle eut même une longue discussion +avec le Lory, qui, à la fin, lui fit la mine et lui dit d'un air +boudeur: "Je suis plus âgé que vous, et je dois par conséquent en +savoir plus long." Alice ne voulut pas accepter cette conclusion avant +de savoir l'âge du Lory, et comme celui-ci refusa tout net de le lui +dire, cela mit un terme au débat. + +Enfin la Souris, qui paraissait avoir un certain ascendant sur les +autres, leur cria: "Asseyez-vous tous, et écoutez-moi! Je vais bientôt +vous faire sécher, je vous en réponds!" Vite, tout le monde s'assit +en rond autour de la Souris, sur qui Alice tenait les yeux fixés avec +inquiétude, car elle se disait: "Je vais attraper un vilain rhume si je +ne sèche pas bientôt." + +"Hum!" fit la Souris d'un air d'importance; "êtes-vous prêts? Je ne +sais rien de plus sec que ceci. Silence dans le cercle, je vous prie. +'Guillaume le Conquérant, dont le pape avait embrassé le parti, soumit +bientôt les Anglais, qui manquaient de chefs, et commençaient à +s'accoutumer aux usurpations et aux conquêtes des étrangers. Edwin et +Morcar, comtes de Mercie et de Northumbrie----'" + +"Brrr," fit le Lory, qui grelottait. + +"Pardon," demanda la Souris en fronçant le sourcil, mais fort poliment, +"qu'avez-vous dit?" + +"Moi! rien," répliqua vivement le Lory. + +"Ah! je croyais," dit la Souris. "Je continue. 'Edwin et Morcar, comtes +de Mercie et de Northumbrie, se déclarèrent en sa faveur, et Stigand, +l'archevêque patriote de Cantorbery, trouva cela----'" + +"Trouva quoi?" dit le Canard. + +"Il trouva _cela_," répondit la Souris avec impatience. "Assurément +vous savez ce que '_cela_' veut dire." + +"Je sais parfaitement ce que '_cela_' veut dire; par exemple: quand moi +j'ai trouvé cela bon; '_cela_' veut dire un ver ou une grenouille," +ajouta le Canard. "Mais il s'agit de savoir ce que l'archevêque +trouva." + +La Souris, sans prendre garde à cette question, se hâta de continuer. +"'L'archevêque trouva cela de bonne politique d'aller avec Edgar +Atheling à la rencontre de Guillaume, pour lui offrir la couronne. +Guillaume, d'abord, fut bon prince; mais l'insolence des vassaux +normands----' Eh bien, comment cela va-t-il, mon enfant?" ajouta-t-elle +en se tournant vers Alice. + +"Toujours aussi mouillée," dit Alice tristement. "Je ne sèche que +d'ennui." + +"Dans ce cas," dit le Dodo avec emphase, se dressant sur ses pattes, +"je propose l'ajournement, et l'adoption immédiate de mesures +énergiques." + +"Parlez français," dit l'Aiglon; "je ne comprends pas la moitié de ces +grands mots, et, qui plus est, je ne crois pas que vous les compreniez +vous-même." L'Aiglon baissa la tête pour cacher un sourire, et +quelques-uns des autres oiseaux ricanèrent tout haut. + +"J'allais proposer," dit le Dodo d'un ton vexé, "une course cocasse; +c'est ce que nous pouvons faire de mieux pour nous sécher." + +"Qu'est-ce qu'une course cocasse?" demanda Alice; non qu'elle tînt +beaucoup à le savoir, mais le Dodo avait fait une pause comme s'il +s'attendait à être questionné par quelqu'un, et personne ne semblait +disposé à prendre la parole. + +"La meilleure manière de l'expliquer," dit le Dodo, "c'est de le +faire." (Et comme vous pourriez bien, un de ces jours d'hiver, avoir +envie de l'essayer, je vais vous dire comment le Dodo s'y prit.) + +D'abord il traça un terrain de course, une espèce de cercle ("Du +reste," disait-il, "la forme n'y fait rien"), et les coureurs furent +placés indifféremment çà et là sur le terrain. Personne ne cria, "Un, +deux, trois, en avant!" mais chacun partit et s'arrêta quand il voulut, +de sorte qu'il n'était pas aisé de savoir quand la course finirait. +Cependant, au bout d'une demi-heure, tout le monde étant sec, le Dodo +cria tout à coup: "La course est finie!" et les voilà tous haletants +qui entourent le Dodo et lui demandent: "Qui a gagné?" + +Cette question donna bien à réfléchir au Dodo; il resta longtemps +assis, un doigt appuyé sur le front (pose ordinaire de Shakespeare +dans ses portraits); tandis que les autres attendaient en silence. +Enfin le Dodo dit: "Tout le monde a gagné, et tout le monde aura un +prix." + +"Mais qui donnera les prix?" demandèrent-ils tous à la fois. + +"_Elle_, cela va sans dire," répondit le Dodo, en montrant Alice du +doigt, et toute la troupe l'entoura aussitôt en criant confusément: +"Les prix! Les prix!" + +Alice ne savait que faire; pour sortir d'embarras elle mit la main dans +sa poche et en tira une boîte de dragées (heureusement l'eau salée n'y +avait pas pénétré); puis en donna une en prix à chacun; il y en eut +juste assez pour faire le tour. + +"Mais il faut aussi qu'elle ait un prix, elle," dit la Souris. + +"Comme de raison," reprit le Dodo gravement. "Avez-vous encore quelque +chose dans votre poche?" continua-t-il en se tournant vers Alice. + +"Un dé; pas autre chose," dit Alice d'un ton chagrin. + +[Illustration] + +"Faites passer," dit le Dodo. Tous se groupèrent de nouveau autour +d'Alice, tandis que le Dodo lui présentait solennellement le dé en +disant: "Nous vous prions d'accepter ce superbe dé." Lorsqu'il eut fini +ce petit discours, tout le monde cria "Hourra!" + +Alice trouvait tout cela bien ridicule, mais les autres avaient l'air +si grave, qu'elle n'osait pas rire; aucune réponse ne lui venant à +l'esprit, elle se contenta de faire la révérence, et prit le dé de son +air le plus sérieux. + +Il n'y avait plus maintenant qu'à manger les dragées; ce qui ne se +fit pas sans un peu de bruit et de désordre, car les gros oiseaux se +plaignirent de n'y trouver aucun goût, et il fallut taper dans le +dos des petits qui étranglaient. Enfin tout rentra dans le calme. On +s'assit en rond autour de la Souris, et on la pria de raconter encore +quelque chose. + +"Vous m'avez promis de me raconter votre histoire," dit Alice, "et +de m'expliquer pourquoi vous détestez--les chats et les chiens," +ajouta-t-elle tout bas, craignant encore de déplaire. + +La Souris, se tournant vers Alice, soupira et lui dit: "Mon histoire +sera longue et traînante." + +"Tiens! tout comme votre queue," dit Alice, frappée de la ressemblance, +et regardant avec étonnement la queue de la Souris tandis que celle-ci +parlait. Les idées d'histoire et de queue longue et traînante se +brouillaient dans l'esprit d'Alice à peu près de cette façon:--Canichon +dit à + + la Souris, Qu'il + rencontra + dans le + logis: + "Je crois + le moment + fort propice + De te faire + aller en justice. + Je ne + doute pas + du succès + Que doit + avoir + notre procès. + Vite, allons, + commençons + l'affaire. + Ce matin + je n'ai rien + à faire." + La Souris + dit à + Canichon: + "Sans juge + et sans + jurés, + mon bon!" + Mais + Canichon + plein de + malice + Dit: + "C'est moi + qui suis + la justice, + Et, que + tu aies + raison + ou tort, + Je vais te + condamner + à mort." + +"Vous ne m'écoutez pas," dit la Souris à Alice d'un air sévère. "A quoi +pensez-vous donc?" + +"Pardon," dit Alice humblement. "Vous en étiez au cinquième détour." + +"Détour!" dit la Souris d'un ton sec. "Croyez-vous donc que je manque +de véracité?" + +"Des vers à citer? oh! je puis vous en fournir quelques-uns!" dit +Alice, toujours prête à rendre service. + +"On n'a pas besoin de vous," dit la Souris. "C'est m'insulter que de +dire de pareilles sottises." Puis elle se leva pour s'en aller. + +"Je n'avais pas l'intention de vous offenser," dit Alice d'une voix +conciliante. "Mais franchement vous êtes bien susceptible." + +La Souris grommela quelque chose entre ses dents et s'éloigna. + +"Revenez, je vous en prie, finissez votre histoire," lui cria Alice; et +tous les autres dirent en chœur: "Oui, nous vous en supplions." Mais la +Souris secouant la tête ne s'en alla que plus vite. + +"Quel dommage qu'elle ne soit pas restée!" dit en soupirant le Lory, +sitôt que la Souris eut disparu. + +Un vieux crabe, profitant de l'occasion, dit à son fils: "Mon enfant, +que cela vous serve de leçon, et vous apprenne à ne vous emporter +jamais!" + +"Taisez-vous donc, papa," dit le jeune crabe d'un ton aigre. "Vous +feriez perdre patience à une huître." + +"Ah! si Dinah était ici," dit Alice tout haut sans s'adresser à +personne. "C'est elle qui l'aurait bientôt ramenée." + +"Et qui est Dinah, s'il n'y a pas d'indiscrétion à le demander?" dit le +Lory. + +Alice répondit avec empressement, car elle était toujours prête à +parler de sa favorite: "Dinah, c'est notre chatte. Si vous saviez comme +elle attrape bien les souris! Et si vous la voyiez courir après les +oiseaux; aussitôt vus, aussitôt croqués." + +Ces paroles produisirent un effet singulier sur l'assemblée. Quelques +oiseaux s'enfuirent aussitôt; une vieille pie s'enveloppant avec soin +murmura: "Il faut vraiment que je rentre chez moi, l'air du soir ne +vaut rien pour ma gorge!" Et un canari cria à ses petits d'une voix +tremblante: "Venez, mes enfants; il est grand temps que vous vous +mettiez au lit!" + +Enfin, sous un prétexte ou sous un autre, chacun s'esquiva, et Alice se +trouva bientôt seule. + +"Je voudrais bien n'avoir pas parlé de Dinah," se dit-elle tristement. +"Personne ne l'aime ici, et pourtant c'est la meilleure chatte du +monde! Oh! chère Dinah, te reverrai-je jamais?" Ici la pauvre Alice se +reprit à pleurer; elle se sentait seule, triste, et abattue. + +Au bout de quelque temps elle entendit au loin un petit bruit de pas; +elle s'empressa de regarder, espérant que la Souris avait changé d'idée +et revenait finir son histoire. + + + + +CHAPITRE IV. + +L'HABITATION DU LAPIN BLANC. + + +C'ÉTAIT le Lapin Blanc qui revenait en trottinant, et qui cherchait de +tous côtés, d'un air inquiet, comme s'il avait perdu quelque chose; +Alice l'entendit qui marmottait: "La Duchesse! La Duchesse! Oh! mes +pauvres pattes; oh! ma robe et mes moustaches! Elle me fera guillotiner +aussi vrai que des furets sont des furets! Où pourrais-je bien les +avoir perdus?" Alice devina tout de suite qu'il cherchait l'éventail et +la paire de gants paille, et, comme elle avait bon cœur, elle se mit à +les chercher aussi; mais pas moyen de les trouver. + +Du reste, depuis son bain dans la mare aux larmes, tout était changé: +la salle, la table de verre, et la petite porte avaient complétement +disparu. + +Bientôt le Lapin aperçut Alice qui furetait; il lui cria d'un ton +d'impatience: "Eh bien! Marianne, que faites-vous ici? Courez vite +à la maison me chercher une paire de gants et un éventail! Allons, +dépêchons-nous." + +Alice eut si grand' peur qu'elle se mit aussitôt à courir dans la +direction qu'il indiquait, sans chercher à lui expliquer qu'il se +trompait. + +"Il m'a pris pour sa bonne," se disait-elle en courant. "Comme il sera +étonné quand il saura qui je suis! Mais je ferai bien de lui porter ses +gants et son éventail; c'est-à-dire, si je les trouve." Ce disant, elle +arriva en face d'une petite maison, et vit sur la porte une plaque en +cuivre avec ces mots, "JEAN LAPIN." Elle monta l'escalier, entra sans +frapper, tout en tremblant de rencontrer la vraie Marianne, et d'être +mise à la porte avant d'avoir trouvé les gants et l'éventail. + +"Que c'est drôle," se dit Alice, "de faire des commissions pour un +lapin! Bientôt ce sera Dinah qui m'enverra en commission." Elle se prit +alors à imaginer comment les choses se passeraient.--"'Mademoiselle +Alice, venez ici tout de suite vous apprêter pour la promenade.' 'Dans +l'instant, ma bonne! Il faut d'abord que je veille sur ce trou jusqu'à +ce que Dinah revienne, pour empêcher que la souris ne sorte.' Mais je +ne pense pas," continua Alice, "qu'on garderait Dinah à la maison si +elle se mettait dans la tête de commander comme cela aux gens." + +Tout en causant ainsi, Alice était entrée dans une petite chambre +bien rangée, et, comme elle s'y attendait, sur une petite table dans +l'embrasure de la fenêtre, elle vit un éventail et deux ou trois +paires de gants de chevreau tout petits. Elle en prit une paire, ainsi +que l'éventail, et allait quitter la chambre lorsqu'elle aperçut, +près du miroir, une petite bouteille. Cette fois il n'y avait pas +l'inscription BUVEZ-MOI--ce qui n'empêcha pas Alice de la déboucher +et de la porter à ses lèvres. "Il m'arrive toujours quelque chose +d'intéressant," se dit-elle, "lorsque je mange ou que je bois. Je +vais voir un peu l'effet de cette bouteille. J'espère bien qu'elle me +fera regrandir, car je suis vraiment fatiguée de n'être qu'une petite +nabote!" + +C'est ce qui arriva en effet, et bien plus tôt qu'elle ne s'y +attendait. Elle n'avait pas bu la moitié de la bouteille, que sa tête +touchait au plafond et qu'elle fut forcée de se baisser pour ne pas se +casser le cou. Elle remit bien vite la bouteille sur la table en se +disant: "En voilà assez; j'espère ne pas grandir davantage. Je ne puis +déjà plus passer par la porte. Oh! je voudrais bien n'avoir pas tant +bu!" + +Hélas! il était trop tard; elle grandissait, grandissait, et eut +bientôt à se mettre à genoux sur le plancher. Mais un instant après, il +n'y avait même plus assez de place pour rester dans cette position, et +elle essaya de se tenir étendue par terre, un coude contre la porte et +l'autre bras passé autour de sa tête. Cependant, comme elle grandissait +toujours, elle fut obligée, comme dernière ressource, de laisser pendre +un de ses bras par la fenêtre et d'enfoncer un pied dans la cheminée en +disant: "A présent c'est tout ce que je peux faire, quoi qu'il arrive. +Que vais-je devenir?" + +[Illustration] + +Heureusement pour Alice, la petite bouteille magique avait alors +produit tout son effet, et elle cessa de grandir. Cependant sa +position était bien gênante, et comme il ne semblait pas y avoir la +moindre chance qu'elle pût jamais sortir de cette chambre, il n'y a pas +à s'étonner qu'elle se trouvât bien malheureuse. + +"C'était bien plus agréable chez nous," pensa la pauvre enfant. "Là +du moins je ne passais pas mon temps à grandir et à rapetisser, et +je n'étais pas la domestique des lapins et des souris. Je voudrais +bien n'être jamais descendue dans ce terrier; et pourtant c'est assez +drôle cette manière de vivre! Je suis curieuse de savoir ce que c'est +qui m'est arrivé. Autrefois, quand je lisais des contes de fées, je +m'imaginais que rien de tout cela ne pouvait être, et maintenant me +voilà en pleine féerie. On devrait faire un livre sur mes aventures; il +y aurait de quoi! Quand je serai grande j'en ferai un, moi.--Mais je +suis déjà bien grande!" dit-elle tristement. "Dans tous les cas, il n'y +a plus de place ici pour grandir davantage." + +"Mais alors," pensa Alice, "ne serai-je donc jamais plus vieille +que je ne le suis maintenant? D'un côté cela aura ses avantages, ne +jamais être une vieille femme. Mais alors avoir toujours des leçons à +apprendre! Oh, je n'aimerais pas cela du tout." + +"Oh! Alice, petite folle," se répondit-elle. "Comment pourriez-vous +apprendre des leçons ici? Il y a à peine de la place pour vous, et il +n'y en a pas du tout pour vos livres de leçons." + +Et elle continua ainsi, faisant tantôt les demandes et tantôt les +réponses, et établissant sur ce sujet toute une conversation; mais au +bout de quelques instants elle entendit une voix au dehors, et s'arrêta +pour écouter. + +"Marianne! Marianne!" criait la voix; "allez chercher mes gants bien +vite!" Puis Alice entendit des piétinements dans l'escalier. Elle +savait que c'était le Lapin qui la cherchait; elle trembla si fort +qu'elle en ébranla la maison, oubliant que maintenant elle était mille +fois plus grande que le Lapin, et n'avait rien à craindre de lui. + +Le Lapin, arrivé à la porte, essaya de l'ouvrir; mais, comme elle +s'ouvrait en dedans et que le coude d'Alice était fortement appuyé +contre la porte, la tentative fut vaine. Alice entendit le Lapin qui +murmurait: "C'est bon, je vais faire le tour et j'entrerai par la +fenêtre." + +[Illustration] + +"Je t'en défie!" pensa Alice, Elle attendit un peu; puis, quand elle +crut que le Lapin était sous la fenêtre, elle étendit le bras tout à +coup pour le saisir; elle ne prit que du vent. Mais elle entendit un +petit cri, puis le bruit d'une chute et de vitres cassées (ce qui lui +fit penser que le Lapin était tombé sur les châssis de quelque serre à +concombre), puis une voix colère, celle du Lapin: "Patrice! Patrice! +où es-tu?" Une voix qu'elle ne connaissait pas répondit: "Me v'là, not' +maître! J' bêchons la terre pour trouver des pommes!" + +"Pour trouver des pommes!" dit le Lapin furieux. "Viens m'aider à me +tirer d'ici." (Nouveau bruit de vitres cassées.) + +"Dis-moi un peu, Patrice, qu'est-ce qu'il y a là à la fenêtre?" + +"Ça, not' maître, c'est un bras." + +"Un bras, imbécile! Qui a jamais vu un bras de cette dimension? Ça +bouche toute la fenêtre." + +"Bien sûr, not' maître, mais c'est un bras tout de même." + +"Dans tous les cas il n'a rien à faire ici. Enlève-moi ça bien vite." + +Il se fit un long silence, et Alice n'entendait plus que des +chuchotements de temps à autre, comme: "Maître, j'osons point."--"Fais +ce que je te dis, capon!" Alice étendit le bras de nouveau comme pour +agripper quelque chose; cette fois il y eut deux petits cris et encore +un bruit de vitres cassées. "Que de châssis il doit y avoir là!" pensa +Alice. "Je me demande ce qu'ils vont faire à présent. Quant à me +retirer par la fenêtre, je le souhaite de tout mon cœur, car je n'ai +pas la moindre envie de rester ici plus longtemps!" + +Il se fit quelques instants de silence. A la fin, Alice entendit un +bruit de petites roues, puis le son d'un grand nombre de voix; elle +distingua ces mots: "Où est l'autre échelle?--Je n'avais point qu'à en +apporter une; c'est Jacques qui a l'autre.--Allons, Jacques, apporte +ici, mon garçon!--Dressez-les là au coin.--Non, attachez-les d'abord +l'une au bout de l'autre.--Elles ne vont pas encore moitié assez +haut.--Ça fera l'affaire; ne soyez pas si difficile.--Tiens, Jacques, +attrape ce bout de corde.--Le toit portera-t-il bien?--Attention à +cette tuile qui ne tient pas.--Bon! la voilà qui dégringole. Gare les +têtes!" (Il se fit un grand fracas.) "Qui a fait cela?--Je crois bien +que c'est Jacques.--Qui est-ce qui va descendre par la cheminée?--Pas +moi, bien sûr! Allez-y, vous.--Non pas, vraiment.--C'est à vous, +Jacques, à descendre.--Hohé, Jacques, not' maître dit qu'il faut que tu +descendes par la cheminée!" + +[Illustration] + +"Ah!" se dit Alice, "c'est donc Jacques qui va descendre. Il paraît +qu'on met tout sur le dos de Jacques. Je ne voudrais pas pour beaucoup +être Jacques. Ce foyer est étroit certainement, mais je crois bien que +je pourrai tout de même lui lancer un coup de pied." + +Elle retira son pied aussi bas que possible, et ne bougea plus jusqu'à +ce qu'elle entendît le bruit d'un petit animal (elle ne pouvait deviner +de quelle espèce) qui grattait et cherchait à descendre dans la +cheminée, juste au-dessus d'elle; alors se disant: "Voilà Jacques sans +doute," elle lança un bon coup de pied, et attendit pour voir ce qui +allait arriver. + +La première chose qu'elle entendit fut un cri général de: "Tiens, voilà +Jacques en l'air!" Puis la voix du Lapin, qui criait: "Attrapez-le, +vous là-bas, près de la haie!" Puis un long silence; ensuite un mélange +confus de voix: "Soutenez-lui la tête.--De l'eau-de-vie maintenant.--Ne +le faites pas engouer.--Qu'est-ce donc, vieux camarade?--Que t'est-il +arrivé? Raconte-nous ça!" + +Enfin une petite voix faible et flûtée se fit entendre. ("C'est la voix +de Jacques," pensa Alice.) "Je n'en sais vraiment rien. Merci, c'est +assez; je me sens mieux maintenant; mais je suis encore trop bouleversé +pour vous conter la chose. Tout ce que je sais, c'est que j'ai été +poussé comme par un ressort, et que je suis parti en l'air comme une +fusée." + +"Ça, c'est vrai, vieux camarade," disaient les autres. + +"Il faut mettre le feu à la maison," dit le Lapin. + +Alors Alice cria de toutes ses forces: "Si vous osez faire cela, +j'envoie Dinah à votre poursuite." + +Il se fit tout à coup un silence de mort. "Que vont-ils faire à +présent?" pensa Alice. "S'ils avaient un peu d'esprit, ils enlèveraient +le toit." Quelques minutes après, les allées et venues recommencèrent, +et Alice entendit le Lapin, qui disait: "Une brouettée d'abord, ça +suffira." + +"Une brouettée de quoi?" pensa Alice. Il ne lui resta bientôt plus de +doute, car, un instant après, une grêle de petits cailloux vint battre +contre la fenêtre, et quelques-uns même l'atteignirent au visage. "Je +vais bientôt mettre fin à cela," se dit-elle; puis elle cria: "Vous +ferez bien de ne pas recommencer." Ce qui produisit encore un profond +silence. + +Alice remarqua, avec quelque surprise, qu'en tombant sur le plancher +les cailloux se changeaient en petits gâteaux, et une brillante idée +lui traversa l'esprit. "Si je mange un de ces gâteaux," pensa-t-elle, +"cela ne manquera pas de me faire ou grandir ou rapetisser; or, je ne +puis plus grandir, c'est impossible, donc je rapetisserai!" + +Elle avala un des gâteaux, et s'aperçut avec joie qu'elle diminuait +rapidement. Aussitôt qu'elle fut assez petite pour passer par la porte, +elle s'échappa de la maison, et trouva toute une foule d'oiseaux et +d'autres petits animaux qui attendaient dehors. Le pauvre petit lézard, +Jacques, était au milieu d'eux, soutenu par des cochons d'Inde, qui +le faisaient boire à une bouteille. Tous se précipitèrent sur Alice +aussitôt qu'elle parut; mais elle se mit à courir de toutes ses forces, +et se trouva bientôt en sûreté dans un bois touffu. + +"La première chose que j'aie à faire," dit Alice en errant çà et là +dans les bois, "c'est de revenir à ma première grandeur; la seconde, de +chercher un chemin qui me conduise dans ce ravissant jardin. C'est là, +je crois, ce que j'ai de mieux à faire!" + +En effet c'était un plan de campagne excellent, très-simple et +très-habilement combiné. Toute la difficulté était de savoir comment +s'y prendre pour l'exécuter. Tandis qu'elle regardait en tapinois et +avec précaution à travers les arbres, un petit aboiement sec, juste +au-dessus de sa tête, lui fit tout à coup lever les yeux. + +Un jeune chien (qui lui parut énorme) la regardait avec de grands yeux +ronds, et étendait légèrement la patte pour tâcher de la toucher. +"Pauvre petit!" dit Alice d'une voix caressante et essayant de siffler. +Elle avait une peur terrible cependant, car elle pensait qu'il pouvait +bien avoir faim, et que dans ce cas il était probable qu'il la +mangerait, en dépit de toutes ses câlineries. + +[Illustration] + +Sans trop savoir ce qu'elle faisait, elle ramassa une petite baguette +et la présenta au petit chien qui bondit des quatre pattes à la fois, +aboyant de joie, et se jeta sur le bâton comme pour jouer avec. Alice +passa de l'autre côté d'un gros chardon pour n'être pas foulée aux +pieds. Sitôt qu'elle reparut, le petit chien se précipita de nouveau +sur le bâton, et, dans son empressement de le saisir, butta et fit +une cabriole. Mais Alice, trouvant que cela ressemblait beaucoup à +une partie qu'elle ferait avec un cheval de charrette, et craignant à +chaque instant d'être écrasée par le chien, se remit à tourner autour +du chardon. Alors le petit chien fit une série de charges contre le +bâton. Il avançait un peu chaque fois, puis reculait bien loin en +faisant des aboiements rauques; puis enfin il se coucha à une grande +distance de là, tout haletant, la langue pendante, et ses grands yeux à +moitié fermés. + +Alice jugea que le moment était venu de s'échapper. Elle prit sa course +aussitôt, et ne s'arrêta que lorsqu'elle se sentit fatiguée et hors +d'haleine, et qu'elle n'entendit plus que faiblement dans le lointain +les aboiements du petit chien. + +"C'était pourtant un bien joli petit chien," dit Alice, en s'appuyant +sur un bouton d'or pour se reposer, et en s'éventant avec une des +feuilles de la plante. "Je lui aurais volontiers enseigné tout plein +de jolis tours si----si j'avais été assez grande pour cela! Oh! mais +j'oubliais que j'avais encore à grandir! Voyons. Comment faire? Je +devrais sans doute boire ou manger quelque chose; mais quoi? Voilà la +grande question." + +En effet, la grande question était bien de savoir quoi? Alice regarda +tout autour d'elle les fleurs et les brins d'herbes; mais elle ne vit +rien qui lui parût bon à boire ou à manger dans les circonstances +présentes. + +Près d'elle poussait un large champignon, à peu près haut comme elle. +Lorsqu'elle l'eut examiné par-dessous, d'un côté et de l'autre, +par-devant et par-derrière, l'idée lui vint qu'elle ferait bien de +regarder ce qu'il y avait dessus. + +Elle se dressa sur la pointe des pieds, et, glissant les yeux +par-dessus le bord du champignon, ses regards rencontrèrent ceux +d'une grosse chenille bleue assise au sommet, les bras croisés, fumant +tranquillement une longue pipe turque sans faire la moindre attention à +elle ni à quoi que ce fût. + + + + +[Illustration] + +CHAPITRE V. + +CONSEILS D'UNE CHENILLE. + + +LA Chenille et Alice se considérèrent un instant en silence. Enfin la +Chenille sortit le houka de sa bouche, et lui adressa la parole d'une +voix endormie et traînante. + +"Qui êtes-vous?" dit la Chenille. Ce n'était pas là une manière +encourageante d'entamer la conversation. Alice répondit, un peu +confuse: "Je----je le sais à peine moi-même quant à présent. Je sais +bien ce que j'étais en me levant ce matin, mais je crois avoir changé +plusieurs fois depuis." + +"Qu'entendez-vous par là?" dit la Chenille d'un ton sévère. +"Expliquez-vous." + +"Je crains bien de ne pouvoir pas m'expliquer," dit Alice, "car, +voyez-vous, je ne suis plus moi-même." + +"Je ne vois pas du tout," répondit la Chenille. + +"J'ai bien peur de ne pouvoir pas dire les choses plus clairement," +répliqua Alice fort poliment; "car d'abord je n'y comprends rien +moi-même. Grandir et rapetisser si souvent en un seul jour, cela +embrouille un peu les idées." + +"Pas du tout," dit la Chenille. + +"Peut-être ne vous en êtes-vous pas encore aperçue," dit Alice. "Mais +quand vous deviendrez chrysalide, car c'est ce qui vous arrivera, +sachez-le bien, et ensuite papillon, je crois bien que vous vous +sentirez un peu drôle, qu'en dites-vous?" + +"Pas du tout," dit la Chenille. + +"Vos sensations sont peut-être différentes des miennes," dit Alice. +"Tout ce que je sais, c'est que cela me semblerait bien drôle à moi." + +"A vous!" dit la Chenille d'un ton de mépris. "Qui êtes-vous?" + +Cette question les ramena au commencement de la conversation. + +Alice, un peu irritée du parler bref de la Chenille, se redressa de +toute sa hauteur et répondit bien gravement: "Il me semble que vous +devriez d'abord me dire qui vous êtes vous-même." + +"Pourquoi?" dit la Chenille. + +C'était encore là une question bien embarrassante; et comme Alice ne +trouvait pas de bonne raison à donner, et que la Chenille avait l'air +de très-mauvaise humeur, Alice lui tourna le dos et s'éloigna. + +"Revenez," lui cria la Chenille. "J'ai quelque chose d'important à vous +dire!" + +L'invitation était engageante assurément; Alice revint sur ses pas. + +"Ne vous emportez pas," dit la Chenille. + +"Est-ce tout?" dit Alice, cherchant à retenir sa colère. + +"Non," répondit la Chenille. + +Alice pensa qu'elle ferait tout aussi bien d'attendre, et qu'après +tout la Chenille lui dirait peut-être quelque chose de bon à savoir. +La Chenille continua de fumer pendant quelques minutes sans rien dire. +Puis, retirant enfin la pipe de sa bouche, elle se croisa les bras et +dit: "Ainsi vous vous figurez que vous êtes changée, hein?" + +"Je le crains bien," dit Alice. "Je ne peux plus me souvenir des choses +comme autrefois, et je ne reste pas dix minutes de suite de la même +grandeur!" + +"De quoi est-ce que vous ne pouvez pas vous souvenir?" dit la Chenille. + +"J'ai essayé de réciter la fable de _Maître Corbeau_, mais ce n'était +plus la même chose," répondit Alice d'un ton chagrin. + +"Récitez: '_Vous êtes vieux, Père Guillaume,_'" dit la Chenille. + +Alice croisa les mains et commença: + +[Illustration] + + _"Vous êtes vieux, Père Guillaume. + Vous avez des cheveux tout gris... + La tête en bas! Père Guillaume; + A votre âge, c'est peu permis! + + --Étant jeune, pour ma cervelle + Je craignais fort, mon cher enfant; + Je n'en ai plus une parcelle, + J'en suis bien certain maintenant. + +[Illustration] + + --Vous êtes vieux, je vous l'ai dit, + Mais comment donc par cette porte, + Vous, dont la taille est comme un muid! + Cabriolez-vous de la sorte? + + --Étant jeune, mon cher enfant, + J'avais chaque jointure bonne; + Je me frottais de cet onguent; + Si vous payez je vous en donne. + +[Illustration] + + --Vous êtes vieux, et vous mangez + Les os comme de la bouillie; + Et jamais rien ne me laissez. + Comment faites-vous, je vous prie? + + --Étant jeune, je disputais + Tous les jours avec votre mère; + C'est ainsi que je me suis fait + Un si puissant os maxillaire. + +[Illustration] + + --Vous êtes vieux, par quelle adresse + Tenez-vous debout sur le nez + Une anguille qui se redresse + Droit comme un I quand vous sifflez? + + --Cette question est trop sotte! + Cessez de babiller ainsi, + Ou je vais, du bout de ma botte, + Vous envoyer bien loin d'ici."_ + +"Ce n'est pas cela," dit la Chenille. + +"Pas tout à fait, je le crains bien," dit Alice timidement. "Tous les +mots ne sont pas les mêmes." + +"C'est tout de travers d'un bout à l'autre," dit la Chenille d'un ton +décidé; et il se fit un silence de quelques minutes. + +La Chenille fut la première à reprendre la parole. + +"De quelle grandeur voulez-vous être?" demanda-t-elle. + +"Oh! je ne suis pas difficile, quant à la taille," reprit vivement +Alice. "Mais vous comprenez bien qu'on n'aime pas à en changer si +souvent." + +"Je ne comprends pas du tout," dit la Chenille. + +Alice se tut; elle n'avait jamais de sa vie été si souvent contredite, +et elle sentait qu'elle allait perdre patience. + +"Êtes-vous satisfaite maintenant?" dit la Chenille. + +"J'aimerais bien à être un petit peu plus grande, si cela vous était +égal," dit Alice. "Trois pouces de haut, c'est si peu!" + +"C'est une très-belle taille," dit la Chenille en colère, se dressant +de toute sa hauteur. (Elle avait tout juste trois pouces de haut.) + +"Mais je n'y suis pas habituée," répliqua Alice d'un ton piteux, et +elle fit cette réflexion: "Je voudrais bien que ces gens-là ne fussent +pas si susceptibles." + +"Vous finirez par vous y habituer," dit la Chenille. Elle remit la pipe +à sa bouche, et fuma de plus belle. + +Cette fois Alice attendit patiemment qu'elle se décidât à parler. Au +bout de deux ou trois minutes la Chenille sortit le houka de sa bouche, +bâilla une ou deux fois et se secoua; puis elle descendit de dessus +le champignon, glissa dans le gazon, et dit tout simplement en s'en +allant: "Un côté vous fera grandir, et l'autre vous fera rapetisser." + +"Un côté de quoi, l'autre côté de quoi?" pensa Alice. + +"Du champignon," dit la Chenille, comme si Alice avait parlé tout haut; +et un moment après la Chenille avait disparu. + +Alice contempla le champignon d'un air pensif pendant un instant, +essayant de deviner quels en étaient les côtés; et comme le champignon +était tout rond, elle trouva la question fort embarrassante. Enfin elle +étendit ses bras tout autour, en les allongeant autant que possible, +et, de chaque main, enleva une petite partie du bord du champignon. + +"Maintenant, lequel des deux?" se dit-elle, et elle grignota un peu du +morceau de la main droite pour voir quel effet il produirait. Presque +aussitôt elle reçut un coup violent sous le menton; il venait de +frapper contre son pied. + +Ce brusque changement lui fit grand' peur, mais elle comprit qu'il n'y +avait pas de temps à perdre, car elle diminuait rapidement. Elle se mit +donc bien vite à manger un peu de l'autre morceau. Son menton était +si rapproché de son pied qu'il y avait à peine assez de place pour +qu'elle pût ouvrir la bouche. Elle y réussit enfin, et parvint à avaler +une partie du morceau de la main gauche. + + * * * * * + + * * * * + + * * * * * + +"Voilà enfin ma tête libre," dit Alice d'un ton joyeux qui se changea +bientôt en cris d'épouvante, quand elle s'aperçut de l'absence de ses +épaules. Tout ce qu'elle pouvait voir en regardant en bas, c'était un +cou long à n'en plus finir qui semblait se dresser comme une tige, du +milieu d'un océan de verdure s'étendant bien loin au-dessous d'elle. + +"Qu'est-ce que c'est que toute cette verdure?" dit Alice. "Et où donc +sont mes épaules? Oh! mes pauvres mains! Comment se fait-il que je ne +puis vous voir?" Tout en parlant elle agitait les mains, mais il n'en +résulta qu'un petit mouvement au loin parmi les feuilles vertes. + +Comme elle ne trouvait pas le moyen de porter ses mains à sa tête, +elle tâcha de porter sa tête à ses mains, et s'aperçut avec joie que +son cou se repliait avec aisance de tous côtés comme un serpent. Elle +venait de réussir à le plier en un gracieux zigzag, et allait plonger +parmi les feuilles, qui étaient tout simplement le haut des arbres sous +lesquels elle avait erré, quand un sifflement aigu la força de reculer +promptement; un gros pigeon venait de lui voler à la figure, et lui +donnait de grands coups d'ailes. + +"Serpent!" criait le Pigeon. + +"Je ne suis pas un serpent," dit Alice, avec indignation. "Laissez-moi +tranquille." + +"Serpent! Je le répète," dit le Pigeon, mais d'un ton plus doux; puis +il continua avec une espèce de sanglot: "J'ai essayé de toutes les +façons, rien ne semble les satisfaire." + +"Je n'ai pas la moindre idée de ce que vous voulez dire," répondit +Alice. + +"J'ai essayé des racines d'arbres; j'ai essayé des talus; j'ai essayé +des haies," continua le Pigeon sans faire attention à elle. "Mais ces +serpents! il n'y a pas moyen de les satisfaire." + +Alice était de plus en plus intriguée, mais elle pensa que ce n'était +pas la peine de rien dire avant que le Pigeon eût fini de parler. + +"Je n'ai donc pas assez de mal à couver mes œufs," dit le Pigeon. "Il +faut encore que je guette les serpents nuit et jour. Je n'ai pas fermé +l'œil depuis trois semaines!" + +"Je suis fâchée que vous ayez été tourmenté," dit Alice, qui commençait +à comprendre. + +"Au moment où je venais de choisir l'arbre le plus haut de la forêt," +continua le Pigeon en élevant la voix jusqu'à crier,--"au moment où +je me figurais que j'allais en être enfin débarrassé, les voilà qui +tombent du ciel 'en replis tortueux.' Oh! le vilain serpent!" + +"Mais je ne suis pas un serpent," dit Alice. "Je suis une---- Je +suis----" + +"Eh bien! qu'êtes-vous!" dit le Pigeon. "Je vois que vous cherchez à +inventer quelque chose." + +"Je---- je suis une petite fille," répondit Alice avec quelque +hésitation, car elle se rappelait combien de changements elle avait +éprouvés ce jour-là. + +"Voilà une histoire bien vraisemblable!" dit le Pigeon d'un air de +profond mépris. "J'ai vu bien des petites filles dans mon temps, mais +je n'en ai jamais vu avec un cou comme cela. Non, non; vous êtes un +serpent; il est inutile de le nier. Vous allez sans doute me dire que +vous n'avez jamais mangé d'œufs." + +"Si fait, j'ai mangé des œufs," dit Alice, qui ne savait pas mentir; +"mais vous savez que les petites filles mangent des œufs aussi bien que +les serpents." + +"Je n'en crois rien," dit le Pigeon, "mais s'il en est ainsi, elles +sont une espèce de serpent; c'est tout ce que j'ai à vous dire." + +Cette idée était si nouvelle pour Alice qu'elle resta muette pendant +une ou deux minutes, ce qui donna au Pigeon le temps d'ajouter: "Vous +cherchez des œufs, ça j'en suis bien sûr, et alors que m'importe que +vous soyez une petite fille ou un serpent?" + +"Cela m'importe beaucoup à moi," dit Alice vivement; "mais je ne +cherche pas d'œufs justement, et quand même j'en chercherais je ne +voudrais pas des vôtres; je ne les aime pas crus." + +"Eh bien! allez-vous-en alors," dit le Pigeon d'un ton boudeur en +se remettant dans son nid. Alice se glissa parmi les arbres du +mieux qu'elle put en se baissant, car son cou s'entortillait dans +les branches, et à chaque instant il lui fallait s'arrêter et le +désentortiller. Au bout de quelque temps, elle se rappela qu'elle +tenait encore dans ses mains les morceaux de champignon, et elle se +mit à l'œuvre avec grand soin, grignotant tantôt l'un, tantôt l'autre, +et tantôt grandissant, tantôt rapetissant, jusqu'à ce qu'enfin elle +parvint à se ramener à sa grandeur naturelle. + +Il y avait si longtemps qu'elle n'avait été d'une taille raisonnable +que cela lui parut d'abord tout drôle, mais elle finit par s'y +accoutumer, et commença à se parler à elle-même, comme d'habitude. +"Allons, voilà maintenant la moitié de mon projet exécuté. Comme tous +ces changements sont embarrassants! Je ne suis jamais sûre de ce que +je vais devenir d'une minute à l'autre. Toutefois, je suis redevenue de +la bonne grandeur; il me reste maintenant à pénétrer dans ce magnifique +jardin. Comment faire?" En disant ces mots elle arriva tout à coup à +une clairière, où se trouvait une maison d'environ quatre pieds de +haut. "Quels que soient les gens qui demeurent là," pensa Alice, "il ne +serait pas raisonnable de se présenter à eux grande comme je suis. Ils +deviendraient fous de frayeur." Elle se mit de nouveau à grignoter le +morceau qu'elle tenait dans sa main droite, et ne s'aventura pas près +de la maison avant d'avoir réduit sa taille à neuf pouces. + + + + +CHAPITRE VI. + +PORC ET POIVRE. + + +ALICE resta une ou deux minutes à regarder à la porte; elle se +demandait ce qu'il fallait faire, quand tout à coup un laquais en +livrée sortit du bois en courant. (Elle le prit pour un laquais à cause +de sa livrée; sans cela, à n'en juger que par la figure, elle l'aurait +pris pour un poisson.) Il frappa fortement avec son doigt à la porte. +Elle fut ouverte par un autre laquais en livrée qui avait la face toute +ronde et de gros yeux comme une grenouille. Alice remarqua que les deux +laquais avaient les cheveux poudrés et tout frisés. Elle se sentit +piquée de curiosité, et, voulant savoir ce que tout cela signifiait, +elle se glissa un peu en dehors du bois afin d'écouter. + +[Illustration] + +Le Laquais-Poisson prit de dessous son bras une lettre énorme, presque +aussi grande que lui, et la présenta au Laquais-Grenouille en disant +d'un ton solennel: "Pour Madame la Duchesse, une invitation de la Reine +à une partie de croquet." Le Laquais-Grenouille répéta sur le même ton +solennel, en changeant un peu l'ordre des mots: "De la part de la Reine +une invitation pour Madame la Duchesse à une partie de croquet;" puis +tous deux se firent un profond salut et les boucles de leurs chevelures +s'entremêlèrent. + +Cela fit tellement rire Alice qu'elle eut à rentrer bien vite dans +le bois de peur d'être entendue; et quand elle avança la tête pour +regarder de nouveau, le Laquais-Poisson était parti, et l'autre était +assis par terre près de la route, regardant niaisement en l'air. + +Alice s'approcha timidement de la porte et frappa. + +"Cela ne sert à rien du tout de frapper," dit le Laquais, "et cela +pour deux raisons: premièrement, parce que je suis du même côté de +la porte que vous; deuxièmement, parce qu'on fait là-dedans un tel +bruit que personne ne peut vous entendre." En effet, il se faisait +dans l'intérieur un bruit extraordinaire, des hurlements et des +éternuements continuels, et de temps à autre un grand fracas comme si +on brisait de la vaisselle. + +"Eh bien! comment puis-je entrer, s'il vous plaît?" demanda Alice. + +"Il y aurait quelque bon sens à frapper à cette porte," continua le +Laquais sans l'écouter, "si nous avions la porte entre nous deux. Par +exemple, si vous étiez à _l'intérieur_ vous pourriez frapper et je +pourrais vous laisser sortir." Il regardait en l'air tout le temps +qu'il parlait, et Alice trouvait cela très-impoli. "Mais peut-être ne +peut-il pas s'en empêcher," dit-elle; "il a les yeux presque sur le +sommet de la tête. Dans tous les cas il pourrait bien répondre à mes +questions,--Comment faire pour entrer?" répéta-t-elle tout haut. + +"Je vais rester assis ici," dit le Laquais, "jusqu'à demain----" + +Au même instant la porte de la maison s'ouvrit, et une grande assiette +vola tout droit dans la direction de la tête du Laquais; elle lui +effleura le nez, et alla se briser contre un arbre derrière lui. + +"---- ou le jour suivant peut-être," continua le Laquais sur le même +ton, tout comme si rien n'était arrivé. + +"Comment faire pour entrer?" redemanda Alice en élevant la voix. + +"Mais devriez-vous entrer?" dit le Laquais. "C'est ce qu'il faut se +demander, n'est-ce pas?" + +Bien certainement, mais Alice trouva mauvais qu'on le lui dît. "C'est +vraiment terrible," murmura-t-elle, "de voir la manière dont ces +gens-là discutent, il y a de quoi rendre fou." + +Le Laquais trouva l'occasion bonne pour répéter son observation avec +des variantes. "Je resterai assis ici," dit-il, "l'un dans l'autre, +pendant des jours et des jours!" + +"Mais que faut-il que je fasse?" dit Alice. + +"Tout ce que vous voudrez," dit le Laquais; et il se mit à siffler. + +"Oh! ce n'est pas la peine de lui parler," dit Alice, désespérée; +"c'est un parfait idiot." Puis elle ouvrit la porte et entra. + +[Illustration] + +La porte donnait sur une grande cuisine qui était pleine de fumée +d'un bout à l'autre. La Duchesse était assise sur un tabouret à trois +pieds, au milieu de la cuisine, et dorlotait un bébé; la cuisinière, +penchée sur le feu, brassait quelque chose dans un grand chaudron qui +paraissait rempli de soupe. + +"Bien sûr, il y a trop de poivre dans la soupe," se dit Alice, tout +empêchée par les éternuements. + +Il y en avait certainement trop dans l'air. La Duchesse elle-même +éternuait de temps en temps, et quant au bébé il éternuait et hurlait +alternativement sans aucune interruption. Les deux seules créatures +qui n'éternuassent pas, étaient la cuisinière et un gros chat assis +sur l'âtre et dont la bouche grimaçante était fendue d'une oreille à +l'autre. + +"Pourriez-vous m'apprendre," dit Alice un peu timidement, car elle +ne savait pas s'il était bien convenable qu'elle parlât la première, +"pourquoi votre chat grimace ainsi?" + +"C'est un Grimaçon," dit la Duchesse; "voilà pourquoi.--Porc!" + +Elle prononça ce dernier mot si fort et si subitement qu'Alice en +frémit. Mais elle comprit bientôt que cela s'adressait au bébé et non +pas à elle; elle reprit donc courage et continua: + +"J'ignorais qu'il y eût des chats de cette espèce. Au fait j'ignorais +qu'un chat pût grimacer." + +"Ils le peuvent tous," dit la Duchesse; "et la plupart le font." + +"Je n'en connais pas un qui grimace," dit Alice poliment, bien contente +d'être entrée en conversation. + +"Le fait est que vous ne savez pas grand'chose," dit la Duchesse. + +Le ton sur lequel fut faite cette observation ne plut pas du tout à +Alice, et elle pensa qu'il serait bon de changer la conversation. +Tandis qu'elle cherchait un autre sujet, la cuisinière retira de +dessus le feu le chaudron plein de soupe, et se mit aussitôt à jeter +tout ce qui lui tomba sous la main à la Duchesse et au bébé--la pelle +et les pincettes d'abord, à leur suite vint une pluie de casseroles, +d'assiettes et de plats. La Duchesse n'y faisait pas la moindre +attention, même quand elle en était atteinte, et l'enfant hurlait déjà +si fort auparavant qu'il était impossible de savoir si les coups lui +faisaient mal ou non. + +"Oh! je vous en prie, prenez garde à ce que vous faites," criait Alice, +sautant çà et là et en proie à la terreur. "Oh! son cher petit nez!" +Une casserole d'une grandeur peu ordinaire venait de voler tout près du +bébé, et avait failli lui emporter le nez. + +"Si chacun s'occupait de ses affaires," dit la Duchesse avec un +grognement rauque, "le monde n'en irait que mieux." + +"Ce qui ne serait guère avantageux," dit Alice, enchantée qu'il se +présentât une occasion de montrer un peu de son savoir. "Songez à ce +que deviendraient le jour et la nuit; vous voyez bien, la terre met +vingt-quatre heures à faire sa révolution." + +"Ah! vous parlez de faire des révolutions!" dit la Duchesse. "Qu'on lui +coupe la tête!" + +Alice jeta un regard inquiet sur la cuisinière pour voir si elle allait +obéir; mais la cuisinière était tout occupée à brasser la soupe et +paraissait ne pas écouter. Alice continua donc: "Vingt-quatre heures, +je crois, ou bien douze? Je pense----" + +"Oh! laissez-moi la paix," dit la Duchesse, "je n'ai jamais pu souffrir +les chiffres." Et là-dessus elle recommença à dorloter son enfant, lui +chantant une espèce de chanson pour l'endormir et lui donnant une forte +secousse au bout de chaque vers. + + _"Grondez-moi ce vilain garçon! + Battez-le quand il éternue; + A vous taquiner, sans façon + Le méchant enfant s'évertue."_ + +REFRAIN + +(que reprirent en chœur la cuisinière et le bébé). + + _"Brou, Brou, Brou!" (bis.)_ + +En chantant le second couplet de la chanson la Duchesse faisait sauter +le bébé et le secouait violemment, si bien que le pauvre petit être +hurlait au point qu'Alice put à peine entendre ces mots: + + _"Oui, oui, je m'en vais le gronder, + Et le battre, s'il éternue; + Car bientôt à savoir poivrer, + Je veux que l'enfant s'habitue."_ + +REFRAIN. + + _"Brou, Brou, Brou!" (bis.)_ + +"Tenez, vous pouvez le dorloter si vous voulez!" dit la Duchesse à +Alice: et à ces mots elle lui jeta le bébé. "Il faut que j'aille +m'apprêter pour aller jouer au croquet avec la Reine." Et elle se +précipita hors de la chambre. La cuisinière lui lança une poêle comme +elle s'en allait, mais elle la manqua tout juste. + +Alice eut de la peine à attraper le bébé. C'était un petit être d'une +forme étrange qui tenait ses bras et ses jambes étendus dans toutes +les directions; "Tout comme une étoile de mer," pensait Alice. La +pauvre petite créature ronflait comme une machine à vapeur lorsqu'elle +l'attrapa, et ne cessait de se plier en deux, puis de s'étendre tout +droit, de sorte qu'avec tout cela, pendant les premiers instants, +c'est tout ce qu'elle pouvait faire que de le tenir. + +Sitôt qu'elle eut trouvé le bon moyen de le bercer, (qui était d'en +faire une espèce de nœud, et puis de le tenir fermement par l'oreille +droite et le pied gauche afin de l'empêcher de se dénouer,) elle le +porta dehors en plein air. "Si je n'emporte pas cet enfant avec moi," +pensa Alice, "ils le tueront bien sûr un de ces jours. Ne serait-ce pas +un meurtre de l'abandonner?" Elle dit ces derniers mots à haute voix, +et la petite créature répondit en grognant (elle avait cessé d'éternuer +alors). "Ne grogne pas ainsi," dit Alice; "ce n'est pas là du tout une +bonne manière de s'exprimer." + +Le bébé grogna de nouveau. Alice le regarda au visage avec inquiétude +pour voir ce qu'il avait. Sans contredit son nez était très-retroussé, +et ressemblait bien plutôt à un groin qu'à un vrai nez. Ses yeux aussi +devenaient très-petits pour un bébé. Enfin Alice ne trouva pas du tout +de son goût l'aspect de ce petit être. "Mais peut-être sanglotait-il +tout simplement," pensa-t-elle, et elle regarda de nouveau les yeux du +bébé pour voir s'il n'y avait pas de larmes. "Si tu vas te changer en +porc," dit Alice très-sérieusement, "je ne veux plus rien avoir à faire +avec toi. Fais-y bien attention!" + +[Illustration] + +La pauvre petite créature sanglota de nouveau, ou grogna (il était +impossible de savoir lequel des deux), et ils continuèrent leur chemin +un instant en silence. + +Alice commençait à dire en elle-même, "Mais, que faire de cette +créature quand je l'aurai portée à la maison?" lorsqu'il grogna de +nouveau si fort qu'elle regarda sa figure avec quelque inquiétude. +Cette fois il n'y avait pas à s'y tromper, c'était un porc, ni plus ni +moins, et elle comprit qu'il serait ridicule de le porter plus loin. + +Elle déposa donc par terre le petit animal, et se sentit toute soulagée +de le voir trotter tranquillement vers le bois. "S'il avait grandi," +se dit-elle, "il serait devenu un bien vilain enfant; tandis qu'il +fait un assez joli petit porc, il me semble." Alors elle se mit à +penser à d'autres enfants qu'elle connaissait et qui feraient d'assez +jolis porcs, si seulement on savait la manière de s'y prendre pour les +métamorphoser. Elle était en train de faire ces réflexions, lorsqu'elle +tressaillit en voyant tout à coup le Chat assis à quelques pas de là +sur la branche d'un arbre. + +Le Chat grimaça en apercevant Alice. Elle trouva qu'il avait l'air bon +enfant, et cependant il avait de très-longues griffes et une grande +rangée de dents; aussi comprit-elle qu'il fallait le traiter avec +respect. + +"Grimaçon!" commença-t-elle un peu timidement, ne sachant pas du +tout si cette familiarité lui serait agréable; toutefois il ne fit +qu'allonger sa grimace. + +"Allons, il est content jusqu'à présent," pensa Alice, et elle +continua: "Dites-moi, je vous prie, de quel côté faut-il me diriger?" + +"Cela dépend beaucoup de l'endroit où vous voulez aller," dit le Chat. + +"Cela m'est assez indifférent," dit Alice. + +"Alors peu importe de quel côté vous irez," dit le Chat. + +"Pourvu que j'arrive _quelque part_," ajouta Alice en explication. + +"Cela ne peut manquer, pourvu que vous marchiez assez longtemps." + +Alice comprit que cela était incontestable; elle essaya donc d'une +autre question: "Quels sont les gens qui demeurent par ici?" + +"De ce côté-ci," dit le Chat, décrivant un cercle avec sa patte droite, +"demeure un chapelier; de ce côté-là," faisant de même avec sa patte +gauche, "demeure un lièvre. Allez voir celui que vous voudrez, tous +deux sont fous." + +[Illustration] + +"Mais je ne veux pas fréquenter des fous," fit observer Alice. + +"Vous ne pouvez pas vous en défendre, tout le monde est fou ici. Je +suis fou, vous êtes folle." + +"Comment savez-vous que je suis folle?" dit Alice. + +"Vous devez l'être," dit le Chat, "sans cela vous ne seriez pas venue +ici." + +Alice pensa que cela ne prouvait rien. Toutefois elle continua: "Et +comment savez-vous que vous êtes fou?" + +"D'abord," dit le Chat, "un chien n'est pas fou: vous convenez de cela." + +"Je le suppose," dit Alice. + +"Eh bien!" continua le Chat, "un chien grogne quand il se fâche, et +remue la queue lorsqu'il est content. Or, moi, je grogne quand je suis +content, et je remue la queue quand je me fâche. Donc je suis fou." + +"J'appelle cela faire le rouet, et non pas grogner," dit Alice. + +"Appelez cela comme vous voudrez," dit le Chat. "Jouez-vous au croquet +avec la Reine aujourd'hui?" + +"Cela me ferait grand plaisir," dit Alice, "mais je n'ai pas été +invitée." + +"Vous m'y verrez," dit le Chat; et il disparut. + +Alice ne fut pas très-étonnée, tant elle commençait à s'habituer aux +événements extraordinaires. Tandis qu'elle regardait encore l'endroit +que le Chat venait de quitter, il reparut tout à coup. + +"A propos, qu'est devenu le bébé? J'allais oublier de le demander." + +"Il a été changé en porc," dit tranquillement Alice, comme si le Chat +était revenu d'une manière naturelle. + +"Je m'en doutais," dit le Chat; et il disparut de nouveau. + +Alice attendit quelques instants, espérant presque le revoir, mais il +ne reparut pas; et une ou deux minutes après, elle continua son chemin +dans la direction où on lui avait dit que demeurait le Lièvre. "J'ai +déjà vu des chapeliers," se dit-elle; "le Lièvre sera de beaucoup le +plus intéressant." A ces mots elle leva les yeux, et voilà que le Chat +était encore là assis sur une branche d'arbre. + +"M'avez-vous dit porc, ou porte?" demanda le Chat. + +"J'ai dit porc," répéta Alice. "Ne vous amusez donc pas à paraître et à +disparaître si subitement, vous faites tourner la tête aux gens." + +[Illustration] + +"C'est bon," dit le Chat, et cette fois il s'évanouit tout doucement +à commencer par le bout de la queue, et finissant par sa grimace qui +demeura quelque temps après que le reste fut disparu. + +"Certes," pensa Alice, "j'ai souvent vu un chat sans grimace, mais une +grimace sans chat, je n'ai jamais de ma vie rien vu de si drôle." + +Elle ne fit pas beaucoup de chemin avant d'arriver devant la maison +du Lièvre. Elle pensa que ce devait bien être là la maison, car les +cheminées étaient en forme d'oreilles et le toit était couvert de +fourrure. La maison était si grande qu'elle n'osa s'approcher avant +d'avoir grignoté encore un peu du morceau de champignon qu'elle avait +dans la main gauche, et d'avoir atteint la taille de deux pieds +environ; et même alors elle avança timidement en se disant: "Si après +tout il était fou furieux! Je voudrais presque avoir été faire visite +au Chapelier plutôt que d'être venue ici." + + + + +CHAPITRE VII. + +UN THÉ DE FOUS. + + +IL y avait une table servie sous un arbre devant la maison, et le +Lièvre y prenait le thé avec le Chapelier. Un Loir profondément +endormi était assis entre les deux autres qui s'en servaient comme +d'un coussin, le coude appuyé sur lui et causant par-dessus sa tête. +"Bien gênant pour le Loir," pensa Alice. "Mais comme il est endormi je +suppose que cela lui est égal." + +Bien que la table fût très-grande, ils étaient tous trois serrés l'un +contre l'autre à un des coins. "Il n'y a pas de place! Il n'y a pas de +place!" crièrent-ils en voyant Alice. "Il y a abondance de place," dit +Alice indignée, et elle s'assit dans un large fauteuil à l'un des bouts +de la table. + +[Illustration] + +"Prenez donc du vin," dit le Lièvre d'un ton engageant. + +Alice regarda tout autour de la table, mais il n'y avait que du thé. +"Je ne vois pas de vin," fit-elle observer. + +"Il n'y en a pas," dit le Lièvre. + +"En ce cas il n'était pas très-poli de votre part de m'en offrir," dit +Alice d'un ton fâché. + +"Il n'était pas non plus très-poli de votre part de vous mettre à table +avant d'y être invitée," dit le Lièvre. + +"J'ignorais que ce fût votre table," dit Alice. "Il y a des couverts +pour bien plus de trois convives." + +"Vos cheveux ont besoin d'être coupés," dit le Chapelier. Il avait +considéré Alice pendant quelque temps avec beaucoup de curiosité, et ce +fut la première parole qu'il lui adressa. + +"Vous devriez apprendre à ne pas faire de remarques sur les gens; c'est +très-grossier," dit Alice d'un ton sévère. + +A ces mots le Chapelier ouvrit de grands yeux; mais il se contenta de +dire: "Pourquoi une pie ressemble-t-elle à un pupitre?" + +"Bon! nous allons nous amuser," pensa Alice. "Je suis bien aise qu'ils +se mettent à demander des énigmes. Je crois pouvoir deviner cela," +ajouta-t-elle tout haut. + +"Voulez-vous dire que vous croyez pouvoir trouver la réponse?" dit le +Lièvre. + +"Précisément," répondit Alice. + +"Alors vous devriez dire ce que vous voulez dire," continua le Lièvre. + +"C'est ce que je fais," répliqua vivement Alice. + +"Du moins----je veux dire ce que je dis; c'est la même chose, n'est-ce +pas?" + +"Ce n'est pas du tout la même chose," dit le Chapelier. "Vous pourriez +alors dire tout aussi bien que: 'Je vois ce que je mange,' est la même +chose que: 'Je mange ce que je vois.'" + +"Vous pourriez alors dire tout aussi bien," ajouta le Lièvre, "que: +'J'aime ce qu'on me donne,' est la même chose que: 'On me donne ce que +j'aime.'" + +"Vous pourriez dire tout aussi bien," ajouta le Loir, qui paraissait +parler tout endormi, "que: 'Je respire quand je dors,' est la même +chose que: 'Je dors quand je respire.'" + +"C'est en effet tout un pour vous," dit le Chapelier. Sur ce, la +conversation tomba et il se fit un silence de quelques minutes. Pendant +ce temps, Alice repassa dans son esprit tout ce qu'elle savait au +sujet des pies et des pupitres; ce qui n'était pas grand'chose. + +Le Chapelier rompit le silence le premier. "Quel quantième du mois +sommes-nous?" dit-il en se tournant vers Alice. Il avait tiré sa montre +de sa poche et la regardait d'un air inquiet, la secouant de temps à +autre et l'approchant de son oreille. + +Alice réfléchit un instant et répondit: "Le quatre." + +"Elle est de deux jours en retard," dit le Chapelier avec un soupir. +"Je vous disais bien que le beurre ne vaudrait rien au mouvement!" +ajouta-t-il en regardant le Lièvre avec colère. + +"C'était tout ce qu'il y avait de plus fin en beurre," dit le Lièvre +humblement. + +"Oui, mais il faut qu'il y soit entré des miettes de pain," grommela le +Chapelier. "Vous n'auriez pas dû vous servir du couteau au pain pour +mettre le beurre." + +Le Lièvre prit la montre et la contempla tristement, puis la trempa +dans sa tasse, la contempla de nouveau, et pourtant ne trouva rien de +mieux à faire que de répéter sa première observation: "C'était tout ce +qu'il y avait de plus fin en beurre." + +Alice avait regardé par-dessus son épaule avec curiosité: "Quelle +singulière montre!" dit-elle. "Elle marque le quantième du mois, et ne +marque pas l'heure qu'il est!" + +"Et pourquoi marquerait-elle l'heure?" murmura le Chapelier. "Votre +montre marque-t-elle dans quelle année vous êtes?" + +"Non, assurément!" répliqua Alice sans hésiter. "Mais c'est parce +qu'elle reste à la même année pendant si longtemps." + +"Tout comme la mienne," dit le Chapelier. + +Alice se trouva fort embarrassée. L'observation du Chapelier +lui paraissait n'avoir aucun sens; et cependant la phrase était +parfaitement correcte. "Je ne vous comprends pas bien," dit-elle, aussi +poliment que possible. + +"Le Loir est rendormi," dit le Chapelier; et il lui versa un peu de thé +chaud sur le nez. + +Le Loir secoua la tête avec impatience, et dit, sans ouvrir les yeux: +"Sans doute, sans doute, c'est justement ce que j'allais dire." + +"Avez-vous deviné l'énigme?" dit le Chapelier, se tournant de nouveau +vers Alice. + +"Non, j'y renonce," répondit Alice; "quelle est la réponse?" + +"Je n'en ai pas la moindre idée," dit le Chapelier. + +"Ni moi non plus," dit le Lièvre. + +Alice soupira d'ennui. "Il me semble que vous pourriez mieux employer +le temps," dit-elle, "et ne pas le gaspiller à proposer des énigmes qui +n'ont point de réponses." + +"Si vous connaissiez le Temps aussi bien que moi," dit le Chapelier, +"vous ne parleriez pas de le gaspiller. On ne gaspille pas quelqu'un." + +"Je ne vous comprends pas," dit Alice. + +"Je le crois bien," répondit le Chapelier, en secouant la tête avec +mépris; "je parie que vous n'avez jamais parlé au Temps." + +"Cela se peut bien," répliqua prudemment Alice, "mais je l'ai souvent +mal employé." + +"Ah! voilà donc pourquoi! Il n'aime pas cela," dit le Chapelier. "Mais +si seulement vous saviez le ménager, il ferait de la pendule tout ce +que vous voudriez. Par exemple, supposons qu'il soit neuf heures du +matin, l'heure de vos leçons, vous n'auriez qu'à dire tout bas un petit +mot au Temps, et l'aiguille partirait en un clin d'œil pour marquer une +heure et demie, l'heure du dîner." + +("Je le voudrais bien," dit tout bas le Lièvre.) + +"Cela serait très-agréable, certainement," dit Alice d'un air pensif; +"mais alors---- je n'aurais pas encore faim, comprenez donc." + +"Peut-être pas d'abord," dit le Chapelier; "mais vous pourriez retenir +l'aiguille à une heure et demie aussi longtemps que vous voudriez." + +"Est-ce comme cela que vous faites, vous?" demanda Alice. + +Le Chapelier secoua tristement la tête. + +"Hélas! non," répondit-il, "nous nous sommes querellés au mois de mars +dernier, un peu avant qu'il devînt fou." (Il montrait le Lièvre du bout +de sa cuiller.) C'était à un grand concert donné par la Reine de Cœur, +et j'eus à chanter: + +[Illustration] + + _"Ah! vous dirai-je, ma sœur, + Ce qui cause ma douleur!"_ + +"Vous connaissez peut-être cette chanson?" + +"J'ai entendu chanter quelque chose comme ça," dit Alice. + +"Vous savez la suite," dit le Chapelier; et il continua: + + _"C'est que j'avais des dragées, + Et que je les ai mangées."_ + +Ici le Loir se secoua et se mit à chanter, tout en dormant: "Et que +je les ai mangées, mangées, mangées, mangées, mangées," si longtemps, +qu'il fallût le pincer pour le faire taire. + +"Eh bien, j'avais à peine fini le premier couplet," dit le Chapelier, +"que la Reine hurla: 'Ah! c'est comme ça que vous tuez le temps! Qu'on +lui coupe la tête!'" + +"Quelle cruauté!" s'écria Alice. + +"Et, depuis lors," continua le Chapelier avec tristesse, "le Temps ne +veut rien faire de ce que je lui demande. Il est toujours six heures +maintenant." + +Une brillante idée traversa l'esprit d'Alice. "Est-ce pour cela qu'il y +a tant de tasses à thé ici?" demanda-t-elle. + +"Oui, c'est cela," dit le Chapelier avec un soupir; "il est toujours +l'heure du thé, et nous n'avons pas le temps de laver la vaisselle dans +l'intervalle." + +"Alors vous faites tout le tour de la table, je suppose?" dit Alice. + +"Justement," dit le Chapelier, "à mesure que les tasses ont servi." + +"Mais, qu'arrive-t-il lorsque vous vous retrouvez au commencement?" se +hasarda de dire Alice. + +"Si nous changions de conversation," interrompit le Lièvre en bâillant; +"celle-ci commence à me fatiguer. Je propose que la petite demoiselle +nous conte une histoire." + +"J'ai bien peur de n'en pas savoir," dit Alice, que cette proposition +alarmait un peu. + +"Eh bien, le Loir va nous en dire une," crièrent-ils tous deux. +"Allons, Loir, réveillez-vous!" et ils le pincèrent des deux côtés à la +fois. + +Le Loir ouvrit lentement les yeux. "Je ne dormais pas," dit-il d'une +voix faible et enrouée. "Je n'ai pas perdu un mot de ce que vous avez +dit, vous autres." + +"Racontez-nous une histoire," dit le Lièvre. + +"Ah! Oui, je vous en prie," dit Alice d'un ton suppliant. + +"Et faites vite," ajouta le Chapelier, "sans cela vous allez vous +rendormir avant de vous mettre en train." + +"Il y avait une fois trois petites sœurs," commença bien vite le Loir, +"qui s'appelaient Elsie, Lacie, et Tillie, et elles vivaient au fond +d'un puits." + +"De quoi vivaient-elles?" dit Alice, qui s'intéressait toujours aux +questions de boire ou de manger. + +"Elles vivaient de mélasse," dit le Loir, après avoir réfléchi un +instant. + +"Ce n'est pas possible, comprenez donc," fit doucement observer Alice; +"cela les aurait rendues malades." + +"Et en effet," dit le Loir, "elles étaient très-malades." + +Alice chercha à se figurer un peu l'effet que produirait sur elle +une manière de vivre si extraordinaire, mais cela lui parut trop +embarrassant, et elle continua: "Mais pourquoi vivaient-elles au fond +d'un puits?" + +"Prenez un peu plus de thé," dit le Lièvre à Alice avec empressement. + +"Je n'en ai pas pris du tout," répondit Alice d'un air offensé. "Je ne +peux donc pas en prendre un peu _plus_." + +"Vous voulez dire que vous ne pouvez pas en prendre _moins_," dit le +Chapelier. "Il est très-aisé de prendre un peu _plus_ que pas du tout." + +"On ne vous a pas demandé votre avis, à vous," dit Alice. + +"Ah! qui est-ce qui se permet de faire des observations?" demanda le +Chapelier d'un air triomphant. + +Alice ne savait pas trop que répondre à cela. Aussi se servit-elle un +peu de thé et une tartine de pain et de beurre; puis elle se tourna du +côté du Loir, et répéta sa question. "Pourquoi vivaient-elles au fond +d'un puits?" + +Le Loir réfléchit de nouveau pendant quelques instants et dit: +"C'était un puits de mélasse." + +"Il n'en existe pas!" se mit à dire Alice d'un ton courroucé. Mais le +Chapelier et le Lièvre firent "Chut! Chut!" et le Loir fit observer +d'un ton bourru: "Tâchez d'être polie, ou finissez l'histoire +vous-même." + +"Non, continuez, je vous prie," dit Alice très-humblement. "Je ne vous +interromprai plus; peut-être en existe-t-il _un_." + +"Un, vraiment!" dit le Loir avec indignation; toutefois il voulut +bien continuer. "Donc, ces trois petites sœurs, vous saurez qu'elles +faisaient tout ce qu'elles pouvaient pour s'en tirer." + +"Comment auraient-elles pu s'en tirer?" dit Alice, oubliant tout à fait +sa promesse. + +"C'est tout simple----" + +"Il me faut une tasse propre," interrompit le Chapelier. "Avançons tous +d'une place." + +Il avançait tout en parlant, et le Loir le suivit; le Lièvre prit la +place du Loir, et Alice prit, d'assez mauvaise grâce, celle du Lièvre. +Le Chapelier fut le seul qui gagnât au change; Alice se trouva bien +plus mal partagée qu'auparavant, car le Lièvre venait de renverser le +lait dans son assiette. + +Alice, craignant d'offenser le Loir, reprit avec circonspection: "Mais +je ne comprends pas; comment auraient-elles pu s'en tirer?" + +"C'est tout simple," dit le Chapelier. "Quand il y a de l'eau dans un +puits, vous savez bien comment on en tire, n'est-ce pas? Eh bien! d'un +puits de mélasse on tire de la mélasse, et quand il y a des petites +filles dans la mélasse on les tire en même temps; comprenez-vous, +petite sotte?" + +"Pas tout à fait," dit Alice, encore plus embarrassée par cette réponse. + +"Alors vous feriez bien de vous taire," dit le Chapelier. + +Alice trouva cette grossièreté un peu trop forte; elle se leva indignée +et s'en alla. Le Loir s'endormit à l'instant même, et les deux autres +ne prirent pas garde à son départ, bien qu'elle regardât en arrière +deux ou trois fois, espérant presque qu'ils la rappelleraient. La +dernière fois qu'elle les vit, ils cherchaient à mettre le Loir dans la +théière. + +[Illustration] + +"A aucun prix je ne voudrais retourner auprès de ces gens-là," dit +Alice, en cherchant son chemin à travers le bois. "C'est le thé le plus +ridicule auquel j'aie assisté de ma vie!" + +Comme elle disait cela, elle s'aperçut qu'un des arbres avait une +porte par laquelle on pouvait pénétrer à l'intérieur. "Voilà qui est +curieux," pensa-t-elle. "Mais tout est curieux aujourd'hui. Je crois +que je ferai bien d'entrer tout de suite." Elle entra. + +Elle se retrouva encore dans la longue salle tout près de la petite +table de verre. + +"Cette fois je m'y prendrai mieux," se dit-elle, et elle commença par +saisir la petite clef d'or et par ouvrir la porte qui menait au jardin, +et puis elle se mit à grignoter le morceau de champignon qu'elle avait +mis dans sa poche, jusqu'à ce qu'elle fût réduite à environ deux +pieds de haut; elle prit alors le petit passage; et enfin---- elle se +trouva dans le superbe jardin au milieu des brillants parterres et des +fraîches fontaines. + + + + +CHAPITRE VIII. + +LE CROQUET DE LA REINE. + + +UN grand rosier se trouvait à l'entrée du jardin; les roses qu'il +portait étaient blanches, mais trois jardiniers étaient en train de les +peindre en rouge. Alice s'avança pour les regarder, et, au moment où +elle approchait, elle en entendit un qui disait: "Fais donc attention, +Cinq, et ne m'éclabousse pas ainsi avec ta peinture." + +"Ce n'est pas de ma faute," dit Cinq d'un ton bourru, "c'est Sept qui +m'a poussé le coude." + +Là-dessus Sept leva les yeux et dit: "C'est cela, Cinq! Jetez toujours +le blâme sur les autres!" + +"Vous feriez bien de vous taire, vous," dit Cinq. "J'ai entendu la +Reine dire pas plus tard que hier que vous méritiez d'être décapité!" + +[Illustration] + +"Pourquoi donc cela?" dit celui qui avait parlé le premier. + +"Cela ne vous regarde pas, Deux," dit Sept. + +"Si fait, cela le regarde," dit Cinq; "et je vais le lui dire. C'est +pour avoir apporté à la cuisinière des oignons de tulipe au lieu +d'oignons à manger." + +Sept jeta là son pinceau et s'écriait: "De toutes les injustices----" +lorsque ses regards tombèrent par hasard sur Alice, qui restait là à +les regarder, et il se retint tout à coup. Les autres se retournèrent +aussi, et tous firent un profond salut. + +"Voudriez-vous avoir la bonté de me dire pourquoi vous peignez ces +roses?" demanda Alice un peu timidement. + +Cinq et Sept ne dirent rien, mais regardèrent Deux. Deux commença à +voix basse: "Le fait est, voyez-vous, mademoiselle, qu'il devrait y +avoir ici un rosier à fleurs rouges, et nous en avons mis un à fleurs +blanches, par erreur. Si la Reine s'en apercevait nous aurions tous la +tête tranchée, vous comprenez. Aussi, mademoiselle, vous voyez que nous +faisons de notre mieux avant qu'elle vienne pour----" + +A ce moment Cinq, qui avait regardé tout le temps avec inquiétude de +l'autre côté du jardin, s'écria: "La Reine! La Reine!" et les trois +ouvriers se précipitèrent aussitôt la face contre terre. Il se faisait +un grand bruit de pas, et Alice se retourna, désireuse de voir la Reine. + +D'abord venaient des soldats portant des piques; ils étaient tous +faits comme les jardiniers, longs et plats, les mains et les pieds +aux coins; ensuite venaient les dix courtisans. Ceux-ci étaient +tous parés de carreaux de diamant et marchaient deux à deux comme +les soldats. Derrière eux venaient les enfants de la Reine; il y en +avait dix, et les petits chérubins gambadaient joyeusement, se tenant +par la main deux à deux; ils étaient tous ornés de cœurs. Après eux +venaient les invités, des rois et des reines pour la plupart. Dans le +nombre, Alice reconnut le Lapin Blanc. Il avait l'air ému et agité en +parlant, souriait à tout ce qu'on disait, et passa sans faire attention +à elle. Suivait le Valet de Cœur, portant la couronne sur un coussin +de velours; et, fermant cette longue procession, LE ROI ET LA REINE DE +CŒUR. + +Alice ne savait pas au juste si elle devait se prosterner comme les +trois jardiniers; mais elle ne se rappelait pas avoir jamais entendu +parler d'une pareille formalité. "Et d'ailleurs à quoi serviraient les +processions," pensa-t-elle, "si les gens avaient à se mettre la face +contre terre de façon à ne pas les voir?" Elle resta donc debout à sa +place et attendit. + +Quand la procession fut arrivée en face d'Alice, tout le monde s'arrêta +pour la regarder, et la Reine dit sévèrement: "Qui est-ce?" Elle +s'adressait au Valet de Cœur, qui se contenta de saluer et de sourire +pour toute réponse. + +"Idiot!" dit la Reine en rejetant la tête en arrière avec impatience; +et, se tournant vers Alice, elle continua: "Votre nom, petite?" + +"Je me nomme Alice, s'il plaît à Votre Majesté," dit Alice fort +poliment. Mais elle ajouta en elle-même: "Ces gens-là ne sont, après +tout, qu'un paquet de cartes. Pourquoi en aurais-je peur?" + +"Et qui sont ceux-ci?" dit la Reine, montrant du doigt les trois +jardiniers étendus autour du rosier. Car vous comprenez que, comme ils +avaient la face contre terre et que le dessin qu'ils avaient sur le dos +était le même que celui des autres cartes du paquet, elle ne pouvait +savoir s'ils étaient des jardiniers, des soldats, des courtisans, ou +bien trois de ses propres enfants. + +"Comment voulez-vous que je le sache?" dit Alice avec un courage qui +la surprit elle-même. "Cela n'est pas mon affaire à moi." + +[Illustration] + +La Reine devint pourpre de colère; et après l'avoir considérée un +moment avec des yeux flamboyants comme ceux d'une bête fauve, elle se +mit à crier: "Qu'on lui coupe la tête!" + +"Quelle idée!" dit Alice très-haut et d'un ton décidé. La Reine se tut. + +Le Roi lui posa la main sur le bras, et lui dit timidement: "Considérez +donc, ma chère amie, que ce n'est qu'une enfant." + +La Reine lui tourna le dos avec colère, et dit au Valet: +"Retournez-les!" + +Ce que fit le Valet très-soigneusement du bout du pied. + +"Debout!" dit la Reine d'une voix forte et stridente. Les trois +jardiniers se relevèrent à l'instant et se mirent à saluer le Roi, la +Reine, les jeunes princes, et tout le monde. + +"Finissez!" cria la Reine. "Vous m'étourdissez." Alors, se tournant +vers le rosier, elle continua: "Qu'est-ce que vous faites donc là?" + +"Avec le bon plaisir de Votre Majesté," dit Deux d'un ton très-humble, +mettant un genou en terre, "nous tâchions----" + +"Je le vois bien!" dit la Reine, qui avait pendant ce temps examiné +les roses. "Qu'on leur coupe la tête!" Et la procession continua +sa route, trois des soldats restant en arrière pour exécuter les +malheureux jardiniers, qui coururent se mettre sous la protection +d'Alice. + +"Vous ne serez pas décapités," dit Alice; et elle les mit dans un grand +pot à fleurs qui se trouvait près de là. Les trois soldats errèrent de +côté et d'autre, pendant une ou deux minutes, pour les chercher, puis +s'en allèrent tranquillement rejoindre les autres. + +"Leur a-t-on coupé la tête?" cria la Reine. + +"Leurs têtes n'y sont plus, s'il plaît à Votre Majesté!" lui crièrent +les soldats. + +"C'est bien!" cria la Reine. "Savez-vous jouer au croquet?" + +Les soldats ne soufflèrent mot, et regardèrent Alice, car, évidemment, +c'était à elle que s'adressait la question. + +"Oui," cria Alice. + +"Eh bien, venez!" hurla la Reine; et Alice se joignit à la procession, +fort curieuse de savoir ce qui allait arriver. + +"Il fait un bien beau temps aujourd'hui," dit une voix timide à côté +d'elle. Elle marchait auprès du Lapin Blanc, qui la regardait d'un œil +inquiet. + +"Bien beau," dit Alice. "Où est la Duchesse?" + +"Chut! Chut!" dit vivement le Lapin à voix basse et en regardant avec +inquiétude par-dessus son épaule. Puis il se leva sur la pointe des +pieds, colla sa bouche à l'oreille d'Alice et lui souffla: "Elle est +condamnée à mort." + +"Pour quelle raison?" dit Alice. + +"Avez-vous dit: 'quel dommage?'" demanda le Lapin. + +"Non," dit Alice. "Je ne pense pas du tout que ce soit dommage. J'ai +dit: 'pour quelle raison?'" + +"Elle a donné des soufflets à la Reine," commença le Lapin. (Alice fit +entendre un petit éclat de rire.) "Oh, chut!" dit tout bas le Lapin +d'un ton effrayé. "La Reine va nous entendre! Elle est arrivée un peu +tard, voyez-vous, et la Reine a dit----" + +"A vos places!" cria la Reine d'une voix de tonnerre, et les gens se +mirent à courir dans toutes les directions, trébuchant les uns contre +les autres; toutefois, au bout de quelques instants chacun fut à sa +place et la partie commença. + +[Illustration] + +Alice n'avait de sa vie vu de jeu de croquet aussi curieux que +celui-là. Le terrain n'était que billons et sillons; des hérissons +vivants servaient de boules, et des flamants de maillets. Les soldats, +courbés en deux, avaient à se tenir la tête et les pieds sur le sol +pour former des arches. + +Ce qui embarrassa le plus Alice au commencement du jeu, ce fut de +manier le flamant; elle parvenait bien à fourrer son corps assez +commodément sous son bras, en laissant pendre les pieds; mais, le plus +souvent, à peine lui avait-elle allongé le cou bien comme il faut, +et allait-elle frapper le hérisson avec la tête, que le flamant se +relevait en se tordant, et la regardait d'un air si ébahi qu'elle ne +pouvait s'empêcher d'éclater de rire; et puis, quand elle lui avait +fait baisser la tête et allait recommencer, il était bien impatientant +de voir que le hérisson s'était déroulé et s'en allait. En outre, il se +trouvait ordinairement un billon ou un sillon dans son chemin partout +où elle voulait envoyer le hérisson, et comme les soldats courbés +en deux se relevaient sans cesse pour s'en aller d'un autre côté du +terrain, Alice en vint bientôt à cette conclusion: que c'était là un +jeu fort difficile, en vérité. + +Les joueurs jouaient tous à la fois, sans attendre leur tour, se +querellant tout le temps et se battant à qui aurait les hérissons. La +Reine entra bientôt dans une colère furieuse et se mit à trépigner en +criant: "Qu'on coupe la tête à celui-ci!" ou bien: "Qu'on coupe la tête +à celle-là!" une fois environ par minute. + +Alice commença à se sentir très-mal à l'aise; il est vrai qu'elle +ne s'était pas disputée avec la Reine; mais elle savait que cela +pouvait lui arriver à tout moment. "Et alors," pensait-elle, "que +deviendrai-je? Ils aiment terriblement à couper la tête aux gens ici. +Ce qui m'étonne, c'est qu'il en reste encore de vivants." + +Elle cherchait autour d'elle quelque moyen de s'échapper, et se +demandait si elle pourrait se retirer sans être vue; lorsqu'elle +aperçut en l'air quelque chose d'étrange; cette apparition l'intrigua +beaucoup d'abord, mais, après l'avoir considérée quelques instants, +elle découvrit que c'était une grimace, et se dit en elle-même, "C'est +le Grimaçon; maintenant j'aurai à qui parler." + +"Comment cela va-t-il?" dit le Chat, quand il y eut assez de sa bouche +pour qu'il pût parler. + +Alice attendit que les yeux parussent, et lui fit alors un signe de +tête amical. "Il est inutile de lui parler," pensait-elle, "avant que +ses oreilles soient venues, l'une d'elle tout au moins." Une minute +après, la tête se montra tout entière, et alors Alice posa à terre son +flamant et se mit à raconter sa partie de croquet, enchantée d'avoir +quelqu'un qui l'écoutât. Le Chat trouva apparemment qu'il s'était assez +mis en vue; car sa tête fut tout ce qu'on en aperçut. + +"Ils ne jouent pas du tout franc jeu," commença Alice d'un ton de +mécontentement, "et ils se querellent tous si fort, qu'on ne peut pas +s'entendre parler; et puis on dirait qu'ils n'ont aucune règle précise; +du moins, s'il y a des règles, personne ne les suit. Ensuite vous +n'avez pas idée comme cela embrouille que tous les instruments du jeu +soient vivants; par exemple, voilà l'arche par laquelle j'ai à passer +qui se promène là-bas à l'autre bout du jeu, et j'aurais fait croquet +sur le hérisson de la Reine tout à l'heure, s'il ne s'était pas sauvé +en voyant venir le mien!" + +"Est-ce que vous aimez la Reine?" dit le Chat à voix basse. + +"Pas du tout," dit Alice. "Elle est si----" Au même instant elle +aperçut la Reine tout près derrière elle, qui écoutait; alors elle +continua: "si sûre de gagner, que ce n'est guère la peine de finir la +partie." + +La Reine sourit et passa. + +"Avec qui causez-vous donc là," dit le Roi, s'approchant d'Alice et +regardant avec une extrême curiosité la tête du Chat. + +"C'est un de mes amis, un Grimaçon," dit Alice: "permettez-moi de vous +le présenter." + +"Sa mine ne me plaît pas du tout," dit le Roi. "Pourtant il peut me +baiser la main, si cela lui fait plaisir." + +"Non, grand merci," dit le Chat. + +"Ne faites pas l'impertinent," dit le Roi, "et ne me regardez pas +ainsi!" Il s'était mis derrière Alice en disant ces mots. + +"Un chat peut bien regarder un roi," dit Alice. "J'ai lu quelque chose +comme cela dans un livre, mais je ne me rappelle pas où." + +"Eh bien, il faut le faire enlever," dit le Roi d'un ton très-décidé; +et il cria à la Reine, qui passait en ce moment: "Mon amie, je +désirerais que vous fissiez enlever ce chat!" + +La Reine n'avait qu'une seule manière de trancher les difficultés, +petites ou grandes. "Qu'on lui coupe la tête!" dit-elle sans même se +retourner. + +"Je vais moi-même chercher le bourreau," dit le Roi avec empressement; +et il s'en alla précipitamment. + +Alice pensa qu'elle ferait bien de retourner voir où en était la +partie, car elle entendait au loin la voix de la Reine qui criait de +colère. Elle l'avait déjà entendue condamner trois des joueurs à avoir +la tête coupée, parce qu'ils avaient laissé passer leur tour, et elle +n'aimait pas du tout la tournure que prenaient les choses; car le jeu +était si embrouillé qu'elle ne savait jamais quand venait son tour. +Elle alla à la recherche de son hérisson. + +Il était en train de se battre avec un autre hérisson; ce qui parut à +Alice une excellente occasion de faire croquet de l'un sur l'autre. Il +n'y avait à cela qu'une difficulté, et c'était que son flamant avait +passé de l'autre côté du jardin, où Alice le voyait qui faisait de +vains efforts pour s'enlever et se percher sur un arbre. + +Quand elle eut rattrapé et ramené le flamant, la bataille était +terminée, et les deux hérissons avaient disparu. "Mais cela ne fait +pas grand'chose," pensa Alice, "puisque toutes les arches ont quitté +ce côté de la pelouse." Elle remit donc le flamant sous son bras pour +qu'il ne lui échappât plus, et retourna causer un peu avec son ami. + +Quand elle revint auprès du Chat, elle fut surprise de trouver une +grande foule rassemblée autour de lui. Une discussion avait lieu entre +le bourreau, le Roi, et la Reine, qui parlaient tous à la fois, tandis +que les autres ne soufflaient mot et semblaient très-mal à l'aise. + +Dès que parut Alice, ils en appelèrent à elle tous les trois pour +qu'elle décidât la question, et lui répétèrent leurs raisonnements. +Comme ils parlaient tous à la fois, elle eut beaucoup de peine à +comprendre ce qu'ils disaient. + +Le raisonnement du bourreau était: qu'on ne pouvait pas trancher une +tête, à moins qu'il n'y eût un corps d'où l'on pût la couper; que +jamais il n'avait eu pareille chose à faire, et que ce n'était pas _à +son âge_ qu'il allait commencer. + +[Illustration] + +Le raisonnement du Roi était: que tout ce qui avait une tête pouvait +être décapité, et qu'il ne fallait pas dire des choses qui n'avaient +pas de bon sens. + +Le raisonnement de la Reine était: que si la question ne se décidait +pas en moins de rien, elle ferait trancher la tête à tout le monde à la +ronde. (C'était cette dernière observation qui avait donné à toute la +compagnie l'air si grave et si inquiet.) + +Alice ne trouva rien de mieux à dire que: "Il appartient à la Duchesse; +c'est elle que vous feriez bien de consulter à ce sujet." + +"Elle est en prison," dit la Reine au bourreau. "Qu'on l'amène ici." Et +le bourreau partit comme un trait. + +La tête du Chat commença à s'évanouir aussitôt que le bourreau fut +parti, et elle avait complétement disparu quand il revint accompagné de +la Duchesse; de sorte que le Roi et le bourreau se mirent à courir de +côté et d'autre comme des fous pour trouver cette tête, tandis que le +reste de la compagnie retournait au jeu. + + + + +CHAPITRE IX. + +HISTOIRE DE LA FAUSSE-TORTUE. + + +"VOUS ne sauriez croire combien je suis heureuse de vous voir, ma bonne +vieille fille!" dit la Duchesse, passant amicalement son bras sous +celui d'Alice, et elles s'éloignèrent ensemble. + +Alice était bien contente de la trouver de si bonne humeur, et pensait +en elle-même que c'était peut-être le poivre qui l'avait rendue si +méchante, lorsqu'elles se rencontrèrent dans la cuisine. "Quand +je serai Duchesse, moi," se dit-elle (d'un ton qui exprimait peu +d'espérance cependant), "je n'aurai pas de poivre dans ma cuisine, pas +le moindre grain. La soupe peut très-bien s'en passer. Ça pourrait +bien être le poivre qui échauffe la bile des gens," continua-t-elle, +enchantée d'avoir fait cette découverte; "ça pourrait bien être le +vinaigre qui les aigrit; la camomille qui les rend amères; et le sucre +d'orge et d'autres choses du même genre qui adoucissent le caractère +des enfants. Je voudrais bien que tout le monde sût cela; on ne serait +pas si chiche de sucreries, voyez-vous." + +Elle avait alors complétement oublié la Duchesse, et tressaillit en +entendant sa voix tout près de son oreille. "Vous pensez à quelque +chose, ma chère petite, et cela vous fait oublier de causer. Je ne puis +pas vous dire en ce moment quelle est la morale de ce fait, mais je +m'en souviendrai tout à l'heure." + +"Peut-être n'y en a-t-il pas," se hasarda de dire Alice. + +"Bah, bah, mon enfant!" dit la Duchesse. "Il y a une morale à tout, si +seulement on pouvait la trouver." Et elle se serra plus près d'Alice en +parlant. + +Alice n'aimait pas trop qu'elle se tînt si près d'elle; d'abord parce +que la Duchesse était très-laide, et ensuite parce qu'elle était juste +assez grande pour appuyer son menton sur l'épaule d'Alice, et c'était +un menton très-désagréablement pointu. Pourtant elle ne voulait pas +être impolie, et elle supporta cela de son mieux. + +[Illustration] + +"La partie va un peu mieux maintenant," dit-elle, afin de soutenir la +conversation. + +"C'est vrai," dit la Duchesse; "et la morale en est: 'Oh! c'est +l'amour, l'amour qui fait aller le monde à la ronde!'" + +"Quelqu'un a dit," murmura Alice, "que c'est quand chacun s'occupe de +ses affaires que le monde n'en va que mieux." + +"Eh bien! Cela signifie presque la même chose," dit la Duchesse, qui +enfonça son petit menton pointu dans l'épaule d'Alice, en ajoutant: "Et +la morale en est: 'Un chien vaut mieux que deux gros rats.'" + +"Comme elle aime à trouver des morales partout!" pensa Alice. + +"Je parie que vous vous demandez pourquoi je ne passe pas mon bras +autour de votre taille," dit la Duchesse après une pause: "La raison +en est que je ne me fie pas trop à votre flamant. Voulez-vous que +j'essaie?" + +"Il pourrait mordre," répondit Alice, qui ne se sentait pas la moindre +envie de faire l'essai proposé. + +"C'est bien vrai," dit la Duchesse; "les flamants et la moutarde +mordent tous les deux, et la morale en est: 'Qui se ressemble, +s'assemble.'" + +"Seulement la moutarde n'est pas un oiseau," répondit Alice. + +"Vous avez raison, comme toujours," dit la Duchesse; "avec quelle +clarté vous présentez les choses!" + +"C'est un minéral, je crois," dit Alice. + +"Assurément," dit la Duchesse, qui semblait prête à approuver tout ce +que disait Alice; "il y a une bonne mine de moutarde près d'ici; la +morale en est qu'il faut faire bonne mine à tout le monde!" + +"Oh! je sais," s'écria Alice, qui n'avait pas fait attention à cette +dernière observation, "c'est un végétal; ça n'en a pas l'air, mais c'en +est un." + +"Je suis tout à fait de votre avis," dit la Duchesse, "et la morale en +est: 'Soyez ce que vous voulez paraître;' ou, si vous voulez que je le +dise plus simplement: 'Ne vous imaginez jamais de ne pas être autrement +que ce qu'il pourrait sembler aux autres que ce que vous étiez ou +auriez pu être n'était pas autrement que ce que vous aviez été leur +aurait paru être autrement.'" + +"Il me semble que je comprendrais mieux cela," dit Alice fort poliment, +"si je l'avais par écrit: mais je ne peux pas très-bien le suivre comme +vous le dites." + +"Cela n'est rien auprès de ce que je pourrais dire si je voulais," +répondit la Duchesse d'un ton satisfait. + +"Je vous en prie, ne vous donnez pas la peine d'allonger davantage +votre explication," dit Alice. + +"Oh! ne parlez pas de ma peine," dit la Duchesse; "je vous fais cadeau +de tout ce que j'ai dit jusqu'à présent." + +"Voilà un cadeau qui n'est pas cher!" pensa Alice. "Je suis bien +contente qu'on ne fasse pas de cadeau d'anniversaire comme cela!" Mais +elle ne se hasarda pas à le dire tout haut. + +"Encore à réfléchir?" demanda la Duchesse, avec un nouveau coup de son +petit menton pointu. + +"J'ai bien le droit de réfléchir," dit Alice sèchement, car elle +commençait à se sentir un peu ennuyée. + +"A peu près le même droit," dit la Duchesse, "que les cochons de voler, +et la mo----" + +Mais ici, au grand étonnement d'Alice, la voix de la Duchesse +s'éteignit au milieu de son mot favori, _morale_, et le bras qui était +passé sous le sien commença de trembler. Alice leva les yeux et vit la +Reine en face d'elle, les bras croisés, sombre et terrible comme un +orage. + +"Voilà un bien beau temps, Votre Majesté!" fit la Duchesse, d'une voix +basse et tremblante. + +"Je vous en préviens!" cria la Reine, trépignant tout le temps. "Hors +d'ici, ou à bas la tête! et cela en moins de rien! Choisissez." + +La Duchesse eut bientôt fait son choix: elle disparut en un clin d'œil. + +"Continuons notre partie," dit la Reine à Alice; et Alice, trop +effrayée pour souffler mot, la suivit lentement vers la pelouse. + +Les autres invités, profitant de l'absence de la Reine, se reposaient +à l'ombre, mais sitôt qu'ils la virent ils se hâtèrent de retourner au +jeu, la Reine leur faisant simplement observer qu'un instant de retard +leur coûterait la vie. + +Tant que dura la partie, la Reine ne cessa de se quereller avec les +autres joueurs et de crier: "Qu'on coupe la tête à celui-ci! Qu'on +coupe la tête à celle-là!" Ceux qu'elle condamnait étaient arrêtés par +les soldats qui, bien entendu, avaient à cesser de servir d'arches, de +sorte qu'au bout d'une demi-heure environ, il ne restait plus d'arches, +et tous les joueurs, à l'exception du Roi, de la Reine, et d'Alice, +étaient arrêtés et condamnés à avoir la tête tranchée. + +Alors la Reine cessa le jeu toute hors d'haleine, et dit à Alice: +"Avez-vous vu la Fausse-Tortue?" + +"Non," dit Alice; "je ne sais même pas ce que c'est qu'une +Fausse-Tortue." + +"C'est ce dont on fait la soupe à la Fausse-Tortue," dit la Reine. + +"Je n'en ai jamais vu, et c'est la première fois que j'en entends +parler," dit Alice. + +[Illustration] + +"Eh bien! venez," dit la Reine, "et elle vous contera son histoire." + +Comme elles s'en allaient ensemble, Alice entendit le Roi dire à voix +basse à toute la compagnie: "Vous êtes tous graciés." "Allons, voilà +qui est heureux!" se dit-elle en elle-même, car elle était toute +chagrine du grand nombre d'exécutions que la Reine avait ordonnées. + +Elles rencontrèrent bientôt un Griffon, étendu au soleil et dormant +profondément. (Si vous ne savez pas ce que c'est qu'un Griffon, +regardez l'image.) "Debout! paresseux," dit la Reine, "et menez +cette petite demoiselle voir la Fausse-Tortue, et l'entendre raconter +son histoire. Il faut que je m'en retourne pour veiller à quelques +exécutions que j'ai ordonnées; "et elle partit laissant Alice seule +avec le Griffon. La mine de cet animal ne plaisait pas trop à Alice, +mais, tout bien considéré, elle pensa qu'elle ne courait pas plus de +risques en restant auprès de lui, qu'en suivant cette Reine farouche. + +Le Griffon se leva et se frotta les yeux, puis il guetta la Reine +jusqu'à ce qu'elle fût disparue; et il se mit à ricaner. "Quelle +farce!" dit le Griffon, moitié à part soi, moitié à Alice. + +"Quelle est la farce?" demanda Alice. + +"Elle!" dit le Griffon. "C'est une idée qu'elle se fait; jamais on +n'exécute personne, vous comprenez. Venez donc!" + +"Tout le monde ici dit: 'Venez donc!'" pensa Alice, en suivant +lentement le Griffon. "Jamais de ma vie on ne m'a fait aller comme +cela; non, jamais!" + +Ils ne firent pas beaucoup de chemin avant d'apercevoir dans +l'éloignement la Fausse-Tortue assise, triste et solitaire, sur un +petit récif, et, à mesure qu'ils approchaient, Alice pouvait l'entendre +qui soupirait comme si son cœur allait se briser; elle la plaignait +sincèrement. "Quel est donc son chagrin?" demanda-t-elle au Griffon; +et le Griffon répondit, presque dans les mêmes termes qu'auparavant: +"C'est une idée qu'elle se fait; elle n'a point de chagrin, vous +comprenez. Venez donc!" + +Ainsi ils s'approchèrent de la Fausse-Tortue, qui les regarda avec de +grands yeux pleins de larmes, mais ne dit rien. + +"Cette petite demoiselle," dit le Griffon, "veut savoir votre histoire." + +"Je vais la lui raconter," dit la Fausse-Tortue, d'un ton grave et +sourd: "Asseyez-vous tous deux, et ne dites pas un mot avant que j'aie +fini." + +Ils s'assirent donc, et pendant quelques minutes, personne ne dit mot. +Alice pensait: "Je ne vois pas comment elle pourra jamais finir si +elle ne commence pas." Mais elle attendit patiemment. + +[Illustration] + +"Autrefois," dit enfin la Fausse-Tortue, "j'étais une vraie Tortue." + +Ces paroles furent suivies d'un long silence interrompu seulement de +temps à autre par cette exclamation du Griffon: "Hjckrrh!" et les +soupirs continuels de la Fausse-Tortue. Alice était sur le point de se +lever et de dire: "Merci de votre histoire intéressante," mais elle ne +pouvait s'empêcher de penser qu'il devait sûrement y en avoir encore à +venir. Elle resta donc tranquille sans rien dire. + +"Quand nous étions petits," continua la Fausse-Tortue d'un ton plus +calme, quoiqu'elle laissât encore de temps à autre échapper un sanglot, +"nous allions à l'école au fond de la mer. La maîtresse était une +vieille tortue; nous l'appelions Chélonée." + +"Et pourquoi l'appeliez-vous Chélonée, si ce n'était pas son nom?" + +"Parce qu'on ne pouvait s'empêcher de s'écrier en la voyant: 'Quel long +nez!'" dit la Fausse-Tortue d'un ton fâché; "vous êtes vraiment bien +bornée!" + +"Vous devriez avoir honte de faire une question si simple!" ajouta le +Griffon; et puis tous deux gardèrent le silence, les yeux fixés sur +la pauvre Alice, qui se sentait prête à rentrer sous terre. Enfin le +Griffon dit à la Fausse-Tortue, "En avant, camarade! Tâchez d'en finir +aujourd'hui!" et elle continua en ces termes: + +"Oui, nous allions à l'école dans la mer, bien que cela vous étonne." + +"Je n'ai pas dit cela," interrompit Alice. + +"Vous l'avez dit," répondit la Fausse-Tortue. + +"Taisez-vous donc," ajouta le Griffon, avant qu'Alice pût reprendre la +parole. La Fausse-Tortue continua: + +"Nous recevions la meilleure éducation possible; au fait, nous allions +tous les jours à l'école." + +"Moi aussi, j'y ai été tous les jours," dit Alice; "il n'y a pas de +quoi être si fière." + +"Avec des 'en sus,'" dit la Fausse-Tortue avec quelque inquiétude. + +"Oui," dit Alice, "nous apprenions l'italien et la musique en sus." + +"Et le blanchissage?" dit la Fausse-Tortue. + +"Non, certainement!" dit Alice indignée. + +"Ah! Alors votre pension n'était pas vraiment des bonnes," dit la +Fausse-Tortue comme soulagée d'un grand poids. "Eh bien, à notre +pension il y avait au bas du prospectus: 'l'italien, la musique, et le +blanchissage en sus.'" + +"Vous ne deviez pas en avoir grand besoin, puisque vous viviez au fond +de la mer," dit Alice. + +"Je n'avais pas les moyens de l'apprendre," dit en soupirant la +Fausse-Tortue; "je ne suivais que les cours ordinaires." + +"Qu'est-ce que c'était?" demanda Alice. + +"A Luire et à Médire, cela va sans dire," répondit la Fausse-Tortue; +"et puis les différentes branches de l'Arithmétique: l'Ambition, la +Distraction, l'Enjolification, et la Dérision." + +"Je n'ai jamais entendu parler d'enjolification," se hasarda de dire +Alice. "Qu'est-ce que c'est?" + +Le Griffon leva les deux pattes en l'air en signe d'étonnement. "Vous +n'avez jamais entendu parler d'enjolir!" s'écria-t-il. "Vous savez ce +que c'est que 'embellir,' je suppose?" + +"Oui," dit Alice, en hésitant: "cela veut dire----rendre----une +chose----plus belle." + +"Eh bien!" continua le Griffon, "si vous ne savez pas ce que c'est que +'enjolir' vous êtes vraiment niaise." + +Alice ne se sentit pas encouragée à faire de nouvelles questions +là-dessus, elle se tourna donc vers la Fausse-Tortue, et lui dit, +"Qu'appreniez-vous encore?" + +"Eh bien, il y avait le Grimoire," répondit la Fausse-Tortue en +comptant sur ses battoirs; "le Grimoire ancien et moderne, avec la +Mérographie, et puis le Dédain; le maître de Dédain était un vieux +congre qui venait une fois par semaine; il nous enseignait à Dédaigner, +à Esquiver et à Feindre à l'huître." + +"Qu'est-ce que cela?" dit Alice. + +"Ah! je ne peux pas vous le montrer, moi," dit la Fausse-Tortue, "je +suis trop gênée, et le Griffon ne l'a jamais appris." + +"Je n'en avais pas le temps," dit le Griffon, "mais j'ai suivi les +cours du professeur de langues mortes; c'était un vieux crabe, +celui-là." + +"Je n'ai jamais suivi ses cours," dit la Fausse-Tortue avec un soupir; +"il enseignait le Larcin et la Grève." + +"C'est ça, c'est ça," dit le Griffon, en soupirant à son tour; et ces +deux créatures se cachèrent la figure dans leurs pattes. + +"Combien d'heures de leçons aviez-vous par jour?" dit Alice vivement, +pour changer la conversation. + +"Dix heures, le premier jour," dit la Fausse-Tortue; "neuf heures, le +second, et ainsi de suite." + +"Quelle singulière méthode!" s'écria Alice. + +"C'est pour cela qu'on les appelle leçons," dit le Griffon, "parce que +nous les laissons là peu à peu." + +C'était là pour Alice une idée toute nouvelle; elle y réfléchit un peu +avant de faire une autre observation. "Alors le onzième jour devait +être un jour de congé?" + +"Assurément," répondit la Fausse-Tortue. + +"Et comment vous arrangiez-vous le douzième jour?" s'empressa de +demander Alice. + +"En voilà assez sur les leçons," dit le Griffon intervenant d'un ton +très-décidé; "parlez-lui des jeux maintenant." + + + + +CHAPITRE X. + +LE QUADRILLE DE HOMARDS. + + +LA Fausse-Tortue soupira profondément et passa le dos d'une de ses +nageoires sur ses yeux. Elle regarda Alice et s'efforça de parler, +mais les sanglots étouffèrent sa voix pendant une ou deux minutes. "On +dirait qu'elle a un os dans le gosier," dit le Griffon, et il se mit à +la secouer et à lui taper dans le dos. Enfin la Fausse-Tortue retrouva +la voix, et, tandis que de grosses larmes coulaient le long de ses +joues, elle continua: + +"Peut-être n'avez-vous pas beaucoup vécu au fond de la mer?"--("Non," +dit Alice)--"et peut-être ne vous a-t-on jamais présentée à un +homard?" (Alice allait dire: "J'en ai goûté une fois----" mais elle se +reprit vivement, et dit: "Non, jamais.") "De sorte que vous ne pouvez +pas du tout vous figurer quelle chose délicieuse c'est qu'un quadrille +de homards." + +"Non, vraiment," dit Alice. "Qu'est-ce que c'est que cette danse-là?" + +"D'abord," dit le Griffon, "on se met en rang le long des bords de la +mer----" + +"On forme deux rangs," cria la Fausse-Tortue: "des phoques, des tortues +et des saumons, et ainsi de suite. Puis lorsqu'on a débarrassé la côte +des gelées de mer----" + +"Cela prend ordinairement longtemps," dit le Griffon. + +"----on avance deux fois----" + +"Chacun ayant un homard pour danseur," cria le Griffon. + +"Cela va sans dire," dit la Fausse-Tortue. "Avancez deux fois et +balancez----" + +"Changez de homards, et revenez dans le même ordre," continua le +Griffon. + +"Et puis, vous comprenez," continua la Fausse-Tortue, "vous jetez +les----" + +"Les homards!" cria le Griffon, en faisant un bond en l'air. + +"----aussi loin à la mer que vous le pouvez----" + +"Vous nagez à leur poursuite!!" cria le Griffon. + +"----vous faites une cabriole dans la mer!!!" cria la Fausse-Tortue, en +cabriolant de tous côtés comme une folle. + +"Changez encore de homards!!!!" hurla le Griffon de toutes ses forces. + +"----revenez à terre; et----c'est là la première figure," dit la +Fausse-Tortue, baissant tout à coup la voix; et ces deux êtres, qui +pendant tout ce temps avaient bondi de tous côtés comme des fous, se +rassirent bien tristement et bien posément, puis regardèrent Alice. + +"Cela doit être une très-jolie danse," dit timidement Alice. + +"Voudriez-vous, voir un peu comment ça se danse?" dit la Fausse-Tortue. + +[Illustration] + +"Cela me ferait grand plaisir," dit Alice. + +"Allons, essayons la première figure," dit la Fausse-Tortue au Griffon; +"nous pouvons la faire sans homards, vous comprenez. Qui va chanter?" + +"Oh! chantez, vous," dit le Griffon; "moi j'ai oublié les paroles." + +Il se mirent donc à danser gravement tout autour d'Alice, lui marchant +de temps à autre sur les pieds quand ils approchaient trop près, et +remuant leurs pattes de devant pour marquer la mesure, tandis que la +Fausse-Tortue chantait très-lentement et très-tristement: + + _"Nous n'irons plus à l'eau, + Si tu n'avances tôt; + Ce Marsouin trop pressé + Va tous nous écraser. + Colimaçon danse, + Entre dans la danse; + Sautons, dansons, + Avant de faire un plongeon." + + "Je ne veux pas danser, + Je me f'rais fracasser." + "Oh!" reprend le Merlan, + "C'est pourtant bien plaisant." + Colimaçon danse, + Entre dans la danse; + Sautons, dansons, + Avant de faire un plongeon. + + "Je ne veux pas plonger, + Je ne sais pas nager" + --"Le Homard et l' bateau + D' sauv'tag' te tir'ront d' l'eau." + Colimaçon danse, + Entre dans la danse; + Sautons, dansons, + Avant de faire un plongeon._ + +"Merci; c'est une danse très-intéressante à voir danser," dit Alice, +enchantée que ce fût enfin fini; "et je trouve cette curieuse chanson +du merlan si agréable!" + +"Oh! quant aux merlans," dit la Fausse-Tortue, "ils---- vous les avez +vus sans doute?" + +"Oui," dit Alice, "je les ai souvent vus à dî----" elle s'arrêta tout +court. + +"Je ne sais pas où est Di," reprit la Fausse-Tortue; "mais, puisque +vous les avez vus si souvent, vous devez savoir l'air qu'ils ont?" + +"Je le crois," répliqua Alice, en se recueillant. "Ils ont la queue +dans la bouche---- et sont tout couverts de mie de pain." + +"Vous vous trompez à l'endroit de la mie de pain," dit la +Fausse-Tortue: "la mie serait enlevée dans la mer, mais ils ont bien la +queue dans la bouche, et la raison en est que----" Ici la Fausse-Tortue +bâilla et ferma les yeux. "Dites-lui-en la raison et tout ce qui +s'ensuit," dit-elle au Griffon. + +"La raison, c'est que les merlans," dit le Griffon, "voulurent +absolument aller à la danse avec les homards. Alors on les jeta à +la mer. Alors ils eurent à tomber bien loin, bien loin. Alors ils +s'entrèrent la queue fortement dans la bouche. Alors ils ne purent plus +l'en retirer. Voilà tout." + +"Merci," dit Alice, "c'est très-intéressant; je n'en avais jamais tant +appris sur le compte des merlans." + +"Je propose donc," dit le Griffon, "que vous nous racontiez +quelques-unes de vos aventures." + +"Je pourrais vous conter mes aventures à partir de ce matin," dit Alice +un peu timidement; "mais il est inutile de parler de la journée d'hier, +car j'étais une personne tout à fait différente alors." + +"Expliquez-nous cela," dit la Fausse-Tortue. + +"Non, non, les aventures d'abord," dit le Griffon d'un ton +d'impatience; "les explications prennent tant de temps." + +Alice commença donc à leur conter ses aventures depuis le moment où +elle avait vu le Lapin Blanc pour la première fois. Elle fut d'abord un +peu troublée dans le commencement; les deux créatures se tenaient si +près d'elle, une de chaque côté, et ouvraient de si grands yeux et une +si grande bouche! Mais elle reprenait courage à mesure qu'elle parlait. +Les auditeurs restèrent fort tranquilles jusqu'à ce qu'elle arrivât au +moment de son histoire où elle avait eu à répéter à la chenille: "_Vous +êtes vieux, Père Guillaume,_" et où les mots lui étaient venus tout de +travers, et alors la Fausse-Tortue poussa un long soupir et dit: "C'est +bien singulier." + +"Tout cela est on ne peut plus singulier," dit le Griffon. + +"Tout de travers," répéta la Fausse-Tortue d'un air rêveur. "Je +voudrais bien l'entendre réciter quelque chose à présent. Dites-lui de +s'y mettre." Elle regardait le Griffon comme si elle lui croyait de +l'autorité sur Alice. + +[Illustration] + +"Debout, et récitez: '_C'est la voix du canon,_'" dit le Griffon. + +"Comme ces êtres-là vous commandent et vous font répéter des leçons!" +pensa Alice; "autant vaudrait être à l'école." Cependant elle se leva +et se mit à réciter; mais elle avait la tête si pleine du Quadrille de +Homards, qu'elle savait à peine ce qu'elle disait, et que les mots lui +venaient tout drôlement:-- + + _"C'est la voix du homard grondant comme la foudre: + 'On m'a trop fait bouillir, il faut que je me poudre!' + Puis, les pieds en dehors, prenant la brosse en main, + De se faire bien beau vite il se met en train."_ + +"C'est tout différent de ce que je récitais quand j'étais petit, moi," +dit le Griffon. + +"Je ne l'avais pas encore entendu réciter," dit la Fausse-Tortue; "mais +cela me fait l'effet d'un fameux galimatias." + +Alice ne dit rien; elle s'était rassise, la figure dans ses mains, se +demandant avec étonnement si jamais les choses reprendraient leur cours +naturel. + +"Je voudrais bien qu'on m'expliquât cela," dit la Fausse-Tortue. + +"Elle ne peut pas l'expliquer," dit le Griffon vivement. "Continuez, +récitez les vers suivants." + +"Mais, _les pieds en dehors_," continua opiniâtrement la Fausse-Tortue. +"Pourquoi dire qu'il avait les pieds en dehors?" + +"C'est la première position lorsqu'on apprend à danser," dit Alice; +tout cela l'embarrassait fort, et il lui tardait de changer la +conversation. + +"Récitez les vers suivants," répéta le Griffon avec impatience; "ça +commence: '_Passant près de chez lui----_'" + +Alice n'osa pas désobéir, bien qu'elle fût sûre que les mots allaient +lui venir tout de travers. Elle continua donc d'une voix tremblante: + + _"Passant près de chez lui, j'ai vu, ne vous déplaise, + Une huître et un hibou qui dînaient fort à l'aise."_ + +"A quoi bon répéter tout ce galimatias," interrompit la Fausse-Tortue, +"si vous ne l'expliquez pas à mesure que vous le dites? C'est, de +beaucoup, ce que j'ai entendu de plus embrouillant." + +"Oui, je crois que vous feriez bien d'en rester là," dit le Griffon; et +Alice ne demanda pas mieux. + +"Essaierons-nous une autre figure du Quadrille de Homards?" continua +le Griffon. "Ou bien, préférez-vous que la Fausse-Tortue vous chante +quelque chose?" + +"Oh! une chanson, je vous prie; si la Fausse-Tortue veut bien avoir +cette obligeance," répondit Alice, avec tant d'empressement que le +Griffon dit d'un air un peu offensé: "Hum! Chacun son goût. Chantez-lui +'_La Soupe à la Tortue,_' hé! camarade!" + +La Fausse-Tortue poussa un profond soupir et commença, d'une voix de +temps en temps étouffée par les sanglots: + + _"O doux potage, + O mets délicieux! + Ah! pour partage, + Quoi de plus précieux? + Plonger dans ma soupière + Cette vaste cuillère + Est un bonheur + Qui me réjouit le cœur." + + "Gibier, volaille, + Lièvres, dindes, perdreaux, + Rien qui te vaille,---- + Pas même les pruneaux! + Plonger dans ma soupière + Cette vaste cuillère + Est un bonheur + Qui me réjouit le cœur."_ + +"Bis au refrain!" cria le Griffon; et la Fausse-Tortue venait de le +reprendre, quand un cri, "Le procès va commencer!" se fit entendre au +loin. + +"Venez donc!" cria le Griffon; et, prenant Alice par la main, il se mit +à courir sans attendre la fin de la chanson. + +"Qu'est-ce que c'est que ce procès?" demanda Alice hors d'haleine; mais +le Griffon se contenta de répondre: "Venez donc!" en courant de plus +belle, tandis que leur parvenaient, de plus en plus faibles, apportées +par la brise qui les poursuivait, ces paroles pleines de mélancolie: + + _"Plonger dans ma soupière + Cette vaste cuillère + Est un bonheur + Qui me réjouit le cœur."_ + + + + +CHAPITRE XI. + +QUI A VOLÉ LES TARTES? + + +LE Roi et la Reine de Cœur étaient assis sur leur trône, entourés +d'une nombreuse assemblée: toutes sortes de petits oiseaux et d'autres +bêtes, ainsi que le paquet de cartes tout entier. Le Valet, chargé de +chaînes, gardé de chaque côté par un soldat, se tenait debout devant +le trône, et près du roi se trouvait le Lapin Blanc, tenant d'une main +une trompette et de l'autre un rouleau de parchemin. Au beau milieu +de la salle était une table sur laquelle on voyait un grand plat de +tartes; ces tartes semblaient si bonnes que cela donna faim à Alice, +rien que de les regarder. "Je voudrais bien qu'on se dépêchât de finir +le procès," pensa-t-elle, "et qu'on fît passer les rafraîchissements," +mais cela ne paraissait guère probable, aussi se mit-elle à regarder +tout autour d'elle pour passer le temps. + +C'était la première fois qu'Alice se trouvait dans une cour de justice, +mais elle en avait lu des descriptions dans les livres, et elle fut +toute contente de voir qu'elle savait le nom de presque tout ce qu'il +y avait là. "Ça, c'est le juge," se dit-elle; "je le reconnais à sa +grande perruque." + +Le juge, disons-le en passant, était le Roi, et, comme il portait sa +couronne par-dessus sa perruque (regardez le frontispice, si vous +voulez savoir comment il s'était arrangé) il n'avait pas du tout l'air +d'être à son aise, et cela ne lui allait pas bien du tout. + +"Et ça, c'est le banc du jury," pensa Alice; "et ces douze créatures" +(elle était forcée de dire 'créatures,' vous comprenez, car +quelques-uns étaient des bêtes et quelques autres des oiseaux), "je +suppose que ce sont les jurés;" elle se répéta ce dernier mot deux ou +trois fois, car elle en était assez fière: pensant avec raison que bien +peu de petites filles de son âge savent ce que cela veut dire. + +Les douze jurés étaient tous très-occupés à écrire sur des ardoises. +"Qu'est-ce qu'ils font là?" dit Alice à l'oreille du Griffon. "Ils ne +peuvent rien avoir à écrire avant que le procès soit commencé." + +"Ils inscrivent leur nom," répondit de même le Griffon, "de peur de +l'oublier avant la fin du procès." + +"Les niais!" s'écria Alice d'un ton indigné, mais elle se retint bien +vite, car le Lapin Blanc cria: "Silence dans l'auditoire!" Et le Roi, +mettant ses lunettes, regarda vivement autour de lui pour voir qui +parlait. + +Alice pouvait voir, aussi clairement que si elle eût regardé par-dessus +leurs épaules, que tous les jurés étaient en train d'écrire "les +niais" sur leurs ardoises, et elle pouvait même distinguer que l'un +d'eux ne savait pas écrire "niais" et qu'il était obligé de le demander +à son voisin. "Leurs ardoises seront dans un bel état avant la fin du +procès!" pensa Alice. + +Un des jurés avait un crayon qui grinçait; Alice, vous le pensez bien, +ne pouvait pas souffrir cela; elle fit le tour de la salle, arriva +derrière lui, et trouva bientôt l'occasion d'enlever le crayon. Ce +fut si tôt fait que le pauvre petit juré (c'était Jacques, le lézard) +ne pouvait pas s'imaginer ce qu'il était devenu. Après avoir cherché +partout, il fut obligé d'écrire avec un doigt tout le reste du jour, et +cela était fort inutile, puisque son doigt ne laissait aucune marque +sur l'ardoise. + +"Héraut, lisez l'acte d'accusation!" dit le Roi. Sur ce, le Lapin Blanc +sonna trois fois de la trompette, et puis, déroulant le parchemin, lut +ainsi qu'il suit: + +[Illustration] + + _"La Reine de Cœur fit des tartes, + Un beau jour de printemps; + Le Valet de Cœur prit les tartes, + Et s'en fut tout content!"_ + +"Délibérez," dit le Roi aux jurés. + +"Pas encore, pas encore," interrompit vivement le Lapin; "il y a bien +des choses à faire auparavant!" + +"Appelez les témoins," dit le Roi; et le Lapin Blanc sonna trois fois +de la trompette, et cria: "Le premier témoin!" + +Le premier témoin était le Chapelier. Il entra, tenant d'une main +une tasse de thé et de l'autre une tartine de beurre. "Pardon, Votre +Majesté," dit il, "si j'apporte cela ici; je n'avais pas tout à fait +fini de prendre mon thé lorsqu'on est venu me chercher." + +"Vous auriez dû avoir fini," dit le Roi; "quand avez-vous commencé?" + +Le Chapelier regarda le Lièvre qui l'avait suivi dans la salle, bras +dessus bras dessous avec le Loir. "Le Quatorze Mars, je crois bien," +dit-il. + +"Le Quinze!" dit le Lièvre. + +"Le Seize!" ajouta le Loir. + +"Notez cela," dit le Roi aux jurés. Et les jurés s'empressèrent +d'écrire les trois dates sur leurs ardoises; puis en firent l'addition, +dont ils cherchèrent à réduire le total en francs et centimes. + +"Otez votre chapeau," dit le Roi au Chapelier. + +"Il n'est pas à moi," dit le Chapelier. + +"Volé!" s'écria le Roi en se tournant du côté des jurés, qui +s'empressèrent de prendre note du fait. + +"Je les tiens en vente," ajouta le Chapelier, comme explication. "Je +n'en ai pas à moi; je suis chapelier." + +Ici la Reine mit ses lunettes, et se prit à regarder fixement le +Chapelier, qui devint pâle et tremblant. + +"Faites votre déposition," dit le Roi; "et ne soyez pas agité; sans +cela je vous fais exécuter sur-le-champ." + +Cela ne parut pas du tout encourager le témoin; il ne cessait de passer +d'un pied sur l'autre en regardant la Reine d'un air inquiet, et, dans +son trouble, il mordit dans la tasse et en enleva un grand morceau, au +lieu de mordre dans la tartine de beurre. + +Juste à ce moment-là, Alice éprouva une étrange sensation qui +l'embarrassa beaucoup, jusqu'à ce qu'elle se fût rendu compte de ce +que c'était. Elle recommençait à grandir, et elle pensa d'abord à se +lever et à quitter la cour: mais, toute réflexion faite, elle se décida +à rester où elle était, tant qu'il y aurait de la place pour elle. + +"Ne poussez donc pas comme ça," dit le Loir; "je puis à peine respirer." + +"Ce n'est pas de ma faute," dit Alice doucement; "je grandis." + +"Vous n'avez pas le droit de grandir ici," dit le Loir. + +"Ne dites pas de sottises," répliqua Alice plus hardiment; "vous savez +bien que vous aussi vous grandissez." + +"Oui, mais je grandis, raisonnablement, moi," dit le Loir; "et non +de cette façon ridicule." Il se leva en faisant la mine, et passa de +l'autre côté de la salle. + +Pendant tout ce temps-là, la Reine n'avait pas cessé de fixer les yeux +sur le Chapelier, et, comme le Loir traversait la salle, elle dit à un +des officiers du tribunal: "Apportez-moi la liste des chanteurs du +dernier concert." Sur quoi, le malheureux Chapelier se mit à trembler +si fortement qu'il en perdit ses deux souliers. + +[Illustration] + +"Faites votre déposition," répéta le Roi en colère; "ou bien je vous +fais exécuter, que vous soyez troublé ou non!" + +"Je suis un pauvre homme, Votre Majesté," fit le Chapelier d'une voix +tremblante; "et il n'y avait guère qu'une semaine ou deux que j'avais +commencé à prendre mon thé, et avec ça les tartines devenaient si +minces et les _dragées_ du thé----" + +"Les _dragées_ de quoi?" dit le Roi. + +"Ça a commencé par le thé," répondit le Chapelier. + +"Je vous dis que dragée commence par un _d!_" cria le Roi vivement. "Me +prenez-vous pour un âne? Continuez!" + +"Je suis un pauvre homme," continua le Chapelier; "et les dragées et +les autres choses me firent perdre la tête. Mais le Lièvre dit----" + +"C'est faux!" s'écria le Lièvre se dépêchant de l'interrompre. + +"C'est vrai!" cria le Chapelier. + +"Je le nie!" cria le Lièvre. + +"Il le nie!" dit le Roi. "Passez là-dessus." + +"Eh bien! dans tous les cas, le Loir dit----" continua le Chapelier, +regardant autour de lui pour voir s'il nierait aussi; mais le Loir ne +nia rien, car il dormait profondément. + +"Après cela," continua le Chapelier, "je me coupai d'autres tartines de +beurre." + +"Mais, que dit le Loir?" demanda un des jurés. + +"C'est ce que je ne peux pas me rappeler," dit le Chapelier. + +"Il faut absolument que vous vous le rappeliez," fit observer le Roi; +"ou bien je vous fais exécuter." + +Le malheureux Chapelier laissa tomber sa tasse et sa tartine de beurre, +et mit un genou en terre. "Je suis un pauvre homme, Votre Majesté!" +commença-t-il. + +"Vous êtes un très-pauvre orateur," dit le Roi. + +Ici un des cochons d'Inde applaudit, et fut immédiatement réprimé par +un des huissiers. (Comme ce mot est assez difficile, je vais vous +expliquer comment cela se fit. Ils avaient un grand sac de toile qui +se fermait à l'aide de deux ficelles attachées à l'ouverture; dans ce +sac ils firent glisser le cochon d'Inde la tête la première, puis ils +s'assirent dessus.) + +"Je suis contente d'avoir vu cela," pensa Alice. "J'ai souvent lu dans +les journaux, à la fin des procès: 'Il se fit quelques tentatives +d'applaudissements qui furent bientôt réprimées par les huissiers,' et +je n'avais jamais compris jusqu'à présent ce que cela voulait dire." + +"Si c'est là tout ce que vous savez de l'affaire, vous pouvez vous +prosterner," continua le Roi. + +"Je ne puis pas me prosterner plus bas que cela," dit le Chapelier; "je +suis déjà par terre." + +"Alors asseyez-vous," répondit le Roi. + +[Illustration] + +Ici l'autre cochon d'Inde applaudit et fut réprimé. + +"Bon, cela met fin aux cochons d'Inde!" pensa Alice. "Maintenant ça va +mieux aller." + +"J'aimerais bien aller finir de prendre mon thé," dit le Chapelier, +en lançant un regard inquiet sur la Reine, qui lisait la liste des +chanteurs. + +"Vous pouvez vous retirer," dit le Roi; et le Chapelier se hâta de +quitter la cour, sans même prendre le temps de mettre ses souliers. + +"Et coupez-lui la tête dehors," ajouta la Reine, s'adressant à un des +huissiers; mais le Chapelier était déjà bien loin avant que l'huissier +arrivât à la porte. + +"Appelez un autre témoin," dit le Roi. + +L'autre témoin, c'était la cuisinière de la Duchesse; elle tenait la +poivrière à la main, et Alice devina qui c'était, même avant qu'elle +entrât dans la salle, en voyant éternuer, tout à coup et tous à la +fois, les gens qui se trouvaient près de la porte. + +"Faites votre déposition," dit le Roi. + +"Non!" dit la cuisinière. + +Le Roi regarda d'un air inquiet le Lapin Blanc, qui lui dit à +voix basse: "Il faut que Votre Majesté interroge ce témoin-là +contradictoirement." + +"Puisqu'il le faut, il le faut," dit le Roi, d'un air triste; et, +après avoir croisé les bras et froncé les sourcils en regardant la +cuisinière, au point que les yeux lui étaient presque complétement +rentrés dans la tête, il dit d'une voix creuse: "De quoi les tartes +sont-elles faites?" + +"De poivre principalement!" dit la cuisinière. + +"De mélasse," dit une voix endormie derrière elle. + +"Saisissez ce Loir au collet!" cria la Reine. "Coupez la tête à ce +Loir! Mettez ce Loir à la porte! Réprimez-le, pincez-le, arrachez-lui +ses moustaches!" + +Pendant quelques instants, toute la cour fut sens dessus dessous +pour mettre le Loir à la porte; et, quand le calme fut rétabli, la +cuisinière avait disparu. + +"Cela ne fait rien," dit le Roi, comme soulagé d'un grand poids. +"Appelez le troisième témoin;" et il ajouta à voix basse en s'adressant à +la Reine: "Vraiment, mon amie, il faut que vous interrogiez cet autre +témoin; cela me fait trop mal au front!" + +Alice regardait le Lapin Blanc tandis qu'il tournait la liste dans +ses doigts, curieuse de savoir quel serait l'autre témoin. "Car les +dépositions ne prouvent pas grand'chose jusqu'à présent," se dit-elle. +Imaginez sa surprise quand le Lapin Blanc cria, du plus fort de sa +petite voix criarde: "Alice!" + + + + +CHAPITRE XII. + +DÉPOSITION D'ALICE. + + +"VOILA!" cria Alice, oubliant tout à fait dans le trouble du moment +combien elle avait grandi depuis quelques instants, et elle se leva si +brusquement qu'elle accrocha le banc des jurés avec le bord de sa robe, +et le renversa, avec tous ses occupants, sur la tête de la foule qui se +trouvait au-dessous, et on les vit se débattant de tous côtés, comme +les poissons rouges du vase qu'elle se rappelait avoir renversé par +accident la semaine précédente. + +[Illustration] + +"Oh! je vous demande bien pardon!" s'écria-t-elle toute confuse, +et elle se mit à les ramasser bien vite, car l'accident arrivé aux +poissons rouges lui trottait dans la tête, et elle avait une idée +vague qu'il fallait les ramasser tout de suite et les remettre sur les +bancs, sans quoi ils mourraient. + +"Le procès ne peut continuer," dit le Roi d'une voix grave, "avant que +les jurés soient tous à leurs places; _tous!_" répéta-t-il avec emphase +en regardant fixement Alice. + +Alice regarda le banc des jurés, et vit que dans son empressement elle +y avait placé le Lézard la tête en bas, et le pauvre petit être remuait +la queue d'une triste façon, dans l'impossibilité de se redresser; elle +l'eut bientôt retourné et replacé convenablement. "Non que cela soit +bien important," se dit-elle, "car je pense qu'il serait tout aussi +utile au procès la tête en bas qu'autrement." + +Sitôt que les jurés se furent un peu remis de la secousse, qu'on eut +retrouvé et qu'on leur eut rendu leurs ardoises et leurs crayons, +ils se mirent fort diligemment à écrire l'histoire de l'accident, à +l'exception du Lézard, qui paraissait trop accablé pour faire autre +chose que demeurer la bouche ouverte, les yeux fixés sur le plafond de +la salle. + +"Que savez-vous de cette affaire-là?" demanda le Roi à Alice. + +"Rien," répondit-elle. + +"Rien absolument?" insista le Roi. + +"Rien absolument," dit Alice. + +"Voilà qui est très-important," dit le Roi, se tournant vers les jurés. +Ils allaient écrire cela sur leurs ardoises quand le Lapin Blanc +interrompant: "Peu important, veut dire Votre Majesté, sans doute," +dit-il d'un ton très-respectueux, mais en fronçant les sourcils et en +lui faisant des grimaces. + +"Peu important, bien entendu, c'est ce que je voulais dire," répliqua +le Roi avec empressement. Et il continua de répéter à demi-voix: +"Très-important, peu important, peu important, très-important;" comme +pour essayer lequel des deux était le mieux sonnant. + +Quelques-uns des jurés écrivirent "très-important," d'autres, "peu +important." Alice voyait tout cela, car elle était assez près d'eux +pour regarder sur leurs ardoises. "Mais cela ne fait absolument rien," +pensa-t-elle. + +A ce moment-là, le Roi, qui pendant quelque temps avait été fort occupé +à écrire dans son carnet, cria: "Silence!" et lut sur son carnet: +"Règle Quarante-deux: _Toute personne ayant une taille de plus d'un +mille de haut devra quitter la cour._" + +Tout le monde regarda Alice. + +"Je n'ai pas un mille de haut," dit-elle. + +"Si fait," dit le Roi. + +"Près de deux milles," ajouta la Reine. + +"Eh bien! je ne sortirai pas quand même; d'ailleurs cette règle n'est +pas d'usage, vous venez de l'inventer." + +"C'est la règle la plus ancienne qu'il y ait dans le livre," dit le Roi. + +"Alors elle devrait porter le numéro Un." + +Le Roi devint pâle et ferma vivement son carnet. "Délibérez," dit-il +aux jurés d'une voix faible et tremblante. + +"Il y a d'autres dépositions à recevoir, s'il plaît à Votre Majesté," +dit le Lapin, se levant précipitamment; "on vient de ramasser ce +papier." + +"Qu'est-ce qu'il y a dedans?" dit la Reine. + +"Je ne l'ai pas encore ouvert," dit le Lapin Blanc; "mais on dirait que +c'est une lettre écrite par l'accusé à---- à quelqu'un." + +"Cela doit être ainsi," dit le Roi, "à moins qu'elle ne soit, écrite à +personne, ce qui n'est pas ordinaire, vous comprenez." + +"A qui est-elle adressée?" dit un des jurés. + +"Elle n'est pas adressée du tout," dit le Lapin Blanc; "au fait, il n'y +a rien d'écrit à l'extérieur." Il déplia le papier tout en parlant et +ajouta: "Ce n'est pas une lettre, après tout; c'est une pièce de vers." + +"Est-ce l'écriture de l'accusé?" demanda un autre juré. + +"Non," dit le Lapin Blanc, "et c'est ce qu'il y a de plus drôle." (Les +jurés eurent tous l'air fort embarrassé.) + +"Il faut qu'il ait imité l'écriture d'un autre," dit le Roi. (Les jurés +reprirent l'air serein.) + +"Pardon, Votre Majesté," dit le Valet, "ce n'est pas moi qui ai écrit +cette lettre, et on ne peut pas prouver que ce soit moi; il n'y a pas +de signature." + +"Si vous n'avez pas signé," dit le Roi, "cela ne fait qu'empirer la +chose; il faut absolument que vous ayez eu de mauvaises intentions, +sans cela vous auriez signé, comme un honnête homme." + +Là-dessus tout le monde battit des mains; c'était la première réflexion +vraiment bonne que le Roi eût faite ce jour-là. + +"Cela prouve sa culpabilité," dit la Reine. + +"Cela ne prouve rien," dit Alice. "Vous ne savez même pas ce dont il +s'agit." + +"Lisez ces vers," dit le Roi. + +Le Lapin Blanc mit ses lunettes. "Par où commencerai-je, s'il plaît à +Votre Majesté?" demanda-t-il. + +"Commencez par le commencement," dit gravement le Roi, "et continuez +jusqu'à ce que vous arriviez à la fin; là, vous vous arrêterez." + +Voici les vers que lut le Lapin Blanc: + + _"On m'a dit que tu fus chez elle + Afin de lui pouvoir parler, + Et qu'elle assura, la cruelle, + Que je ne savais pas nager! + + Bientôt il leur envoya dire + (Nous savons fort bien que c'est vrai!) + Qu'il ne faudrait pas en médire, + Ou gare les coups de balai! + + J'en donnai trois, elle en prit une; + Combien donc en recevrons-nous? + (Il y a là quelque lacune.) + Toutes revinrent d'eux à vous. + + Si vous ou moi, dans cette affaire, + Étions par trop embarrassés, + Prions qu'il nous laisse, confrère, + Tous deux comme il nous a trouvés. + + Vous les avez, j'en suis certaine, + (Avant que de ses nerfs l'accès + Ne bouleversât l'inhumaine,) + Trompés tous trois avec succès. + + Cachez-lui qu'elle les préfère; + Car ce doit être, par ma foi, + (Et sera toujours, je l'espère) + Un secret entre vous et moi."_ + +"Voilà la pièce de conviction la plus importante que nous ayons eue +jusqu'à présent," dit le Roi en se frottant les mains; "ainsi, que le +jury maintenant----" + +"S'il y a un seul des jurés qui puisse l'expliquer," dit Alice (elle +était devenue si grande dans ces derniers instants qu'elle n'avait plus +du tout peur de l'interrompre), "je lui donne une pièce de dix sous. Je +ne crois pas qu'il y ait un atome de sens commun là-dedans." + +Tous les jurés écrivirent sur leurs ardoises: "Elle ne croit pas qu'il +y ait un atome de sens commun là-dedans," mais aucun d'eux ne tenta +d'expliquer la pièce de vers. + +"Si elle ne signifie rien," dit le Roi, "cela nous épargne un +monde d'ennuis, vous comprenez: car il est inutile d'en chercher +l'explication; et cependant je ne sais pas trop," continua-t-il en +étalant la pièce de vers sur ses genoux et les regardant d'un œil; "il +me semble que j'y vois quelque chose, après tout. '_Que je ne savais +pas nager!_' Vous ne savez pas nager, n'est-ce pas?" ajouta-t-il en se +tournant vers le Valet. + +Le Valet secoua la tête tristement. "En ai-je l'air," dit-il. (Non, +certainement, il n'en avait pas l'air, étant fait tout entier de +carton.) + +"Jusqu'ici c'est bien," dit le Roi; et il continua de marmotter tout +bas, "'_Nous savons fort bien que c'est vrai_.' C'est le jury qui dit +cela, bien sûr! '_J'en donnai trois, elle en prit une_;' justement, +c'est là ce qu'il fit des tartes, vous comprenez." + +[Illustration] + +"Mais vient ensuite: '_Toutes revinrent d'eux à vous_,'" dit Alice. + +"Tiens, mais les voici!" dit le Roi d'un air de triomphe, montrant du +doigt les tartes qui étaient sur la table. + +"Il n'y a rien de plus clair que cela; et encore: '_Avant que de ses +nerfs l'accès_.' Vous n'avez jamais eu d'attaques de nerfs, je crois, +mon épouse?" dit-il à la Reine. + +"Jamais!" dit la Reine d'un air furieux en jetant un encrier à la tête +du Lézard. (Le malheureux Jacques avait cessé d'écrire sur son ardoise +avec un doigt, car il s'était aperçu que cela ne faisait aucune marque; +mais il se remit bien vite à l'ouvrage en se servant de l'encre qui lui +découlait le long de la figure, aussi longtemps qu'il y en eut.) + +"Non, mon épouse, vous avez trop bon air," dit le Roi, promenant son +regard tout autour de la salle et souriant. Il se fit un silence de +mort. + +"C'est un calembour," ajouta le Roi d'un ton de colère; et tout le +monde se mit à rire. "Que le jury délibère," ajouta le Roi, pour à peu +près la vingtième fois ce jour-là. + +"Non, non," dit la Reine, "l'arrêt d'abord, on délibérera après." + +"Cela n'a pas de bon sens!" dit tout haut Alice. "Quelle idée de +vouloir prononcer l'arrêt d'abord!" + +"Taisez-vous," dit la Reine, devenant pourpre de colère. + +[Illustration] + +"Je ne me tairai pas," dit Alice. + +"Qu'on lui coupe la tête!" hurla la Reine de toutes ses forces. +Personne ne bougea. + +"On se moque bien de vous," dit Alice (elle avait alors atteint toute +sa grandeur naturelle). "Vous n'êtes qu'un paquet de cartes!" + +Là-dessus tout le paquet sauta en l'air et retomba en tourbillonnant +sur elle; Alice poussa un petit cri, moitié de peur, moitié de colère, +et essaya de les repousser; elle se trouva étendue sur le gazon, la +tête sur les genoux de sa sœur, qui écartait doucement de sa figure les +feuilles mortes tombées en voltigeant du haut des arbres. + +"Réveillez-vous, chère Alice!" lui dit sa sœur. "Quel long somme vous +venez de faire!" + +"Oh! j'ai fait un si drôle de rêve," dit Alice; et elle raconta à sa +sœur, autant qu'elle put s'en souvenir, toutes les étranges aventures +que vous venez de lire; et, quand elle eut fini son récit, sa sœur +lui dit en l'embrassant: "Certes, c'est un bien drôle de rêve; mais +maintenant courez à la maison prendre le thé; il se fait tard." Alice +se leva donc et s'éloigna en courant, pensant le long du chemin, et +avec raison, quel rêve merveilleux elle venait de faire. + + +Mais sa sœur demeura assise tranquillement, tout comme elle l'avait +laissée, la tête appuyée sur la main, contemplant le coucher du soleil +et pensant à la petite Alice et à ses merveilleuses aventures; si bien +qu'elle aussi se mit à rêver, en quelque sorte; et voici son rêve:-- + +D'abord elle rêva de la petite Alice personnellement:--les petites +mains de l'enfant étaient encore jointes sur ses genoux, et ses +yeux vifs et brillants plongeaient leur regard dans les siens. Elle +entendait jusqu'au son de sa voix; elle voyait ce singulier petit +mouvement de tête par lequel elle rejetait en arrière les cheveux +vagabonds qui sans cesse lui revenaient dans les yeux; et, comme elle +écoutait ou paraissait écouter, tout s'anima autour d'elle et se peupla +des étranges créatures du rêve de sa jeune sœur. Les longues herbes +bruissaient à ses pieds sous les pas précipités du Lapin Blanc; la +Souris effrayée faisait clapoter l'eau en traversant la mare voisine; +elle entendait le bruit des tasses, tandis que le Lièvre et ses amis +prenaient leur repas qui ne finissait jamais, et la voix perçante de +la Reine envoyant à la mort ses malheureux invités. Une fois encore +l'enfant-porc éternuait sur les genoux de la Duchesse, tandis que les +assiettes et les plats se brisaient autour de lui; une fois encore la +voix criarde du Griffon, le grincement du crayon d'ardoise du Lézard, +et les cris étouffés des cochons d'Inde mis dans le sac par ordre de la +cour, remplissaient les airs, en se mêlant aux sanglots que poussait au +loin la malheureuse Fausse-Tortue. + +C'est ainsi qu'elle demeura assise, les yeux fermés, et se croyant +presque dans le Pays des Merveilles, bien qu'elle sût qu'elle n'avait +qu'à rouvrir les yeux pour que tout fût changé en une triste réalité: +les herbes ne bruiraient plus alors que sous le souffle du vent, et +l'eau de la mare ne murmurerait plus qu'au balancement des roseaux; le +bruit des tasses deviendrait le tintement des clochettes au cou des +moutons, et elle reconnaîtrait les cris aigus de la Reine dans la voix +perçante du petit berger; l'éternuement du bébé, le cri du Griffon et +tous les autres bruits étranges ne seraient plus, elle le savait bien, +que les clameurs confuses d'une cour de ferme, tandis que le beuglement +des bestiaux dans le lointain remplacerait les lourds sanglots de la +Fausse-Tortue. + +Enfin elle se représenta cette même petite sœur, dans l'avenir, devenue +elle aussi une grande personne; elle se la représenta conservant, +jusque dans l'âge mûr, le cœur simple et aimant de son enfance, et +réunissant autour d'elle d'autres petits enfants dont elle ferait +briller les yeux vifs et curieux au récit de bien des aventures +étranges, et peut-être même en leur contant le songe du Pays des +Merveilles du temps jadis: elle la voyait partager leurs petits +chagrins et trouver plaisir à leurs innocentes joies, se rappelant sa +propre enfance et les heureux jours d'été. + +FIN. + + +LONDRES.--IMPRIMERIE DE R. CLAY, FILS, ET TAYLOR, BREAD STREET HILL. + + + * * * * * + + + Liste des modifications: + + Page 140: «condammés» remplacé par «condamnés» (étaient arrêtés et + condamnés) + Page 166: «très-occuppés» par «très-occupés» (très-occupés à écrire) + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Aventures d'Alice au pays des +merveilles, by Lewis Carroll + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AVENTURES D'ALICE AU PAYS *** + +***** This file should be named 55456-0.txt or 55456-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/5/5/4/5/55456/ + +Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions will +be renamed. + +Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright +law means that no one owns a United States copyright in these works, +so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United +States without permission and without paying copyright +royalties. 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